Page:Véron - Mémoires d’un bourgeois de Paris, tome 1.djvu/112

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de l’esprit sont une suite des peines et des plaisirs du corps ; les peines et les plaisirs du corps ne représentent cependant que les sensations du moment présent, tandis que l’esprit éprouve tout à la fois les sensations du passé et celles de l’avenir ; les sensations du passé par le souvenir, les sensations de l’avenir par la prévoyance.

Nous avons emprunté aux mœurs de l’empire l’habitude de fumer. Un de mes anciens professeurs, le père Boyer, fumait une pipe tous les soirs après diner ; mais l’usage du cigare et même de la pipe est aujourd’hui une habitude de tout le monde. L’enfant fume, on fume au collège malgré toutes les défenses ; un élève de quatrième me racontait qu’à défaut de tabac, ses camarades raclaient la semelle de leurs souliers, enveloppaient ces raclures dans du papier fin, et se trouvaient très heureux de fumer de pareilles cigarettes. Les vieillards et beaucoup de femmes fument. On fume en travaillant, en écrivant, en buvant, en mangeant, en jouant et surtout en causant ; on fume chez soi, on fume dans certains lieux publics, on fume à pied, à cheval, on fume le matin, on fume le soir, à toute heure de la journée, même la nuit. On sert souvent des cigares à table au milieu des plats de dessert. Je suis entouré de fumeurs qui ne brûlent pas moins de douze, quinze ou vingt cigares par jour. On n’a pas encore complétement emprunté les mœurs du soldat, on ne chique pas encore.

Le cigare et la pipe ont sur notre économie une action qu’on ne peut contester. L’habitude du cigare en crée le besoin : il en est du cigare comme de l’opium, comme du vin, comme de l’eau-de-vie, comme de l’absinthe pris en grande quantité. Celui qui mange de l’o-