Page:Véron - Mémoires d’un bourgeois de Paris, tome 1.djvu/14

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

par prudence, on me cachait avec soin les progrès du petit trésor qui grossissait ; on me parlait d’autant plus misère, qu’on possédait presque déjà un commencement de fortune. On résistait au plaisir de m’initier à tous les calculs, à tous les efforts plus ou moins heureux d’une tendresse clandestine, et, de peur de me jeter dans les mauvaises routes d’une trop confiante paresse, on se refusait la joie de faire briller à mes yeux dans le lointain un rayon de soleil et d’espérance.

Mon enfance et ma première jeunesse n’assistèrent qu’à la pratique de toutes ces vertus du foyer, dont la seule récompense est l’avenir assuré des enfants. Vertus profitables à l’honneur des familles et au repos de la société ; vertus sans éclat et sans bruit, que les moralistes et les romanciers oublient trop dans leurs études, ou qu’ils ne mettent pas assez en vue dans leurs tableaux.

Que d’enfants pour ainsi dire trompés par la tendresse aveugle de parents imprévoyants et vaniteux ! La soie et le velours sont tout au plus assez chatoyants pour les costumes grotesques dont on affuble ces petits millionnaires de cinq ou six ans ; dès leur première jeunesse, ils ont leur cheval de selle, et ils paraissent deux ou trois fois par semaine, gantés, parfumés, dans une première loge d’Opéra.

J’ai souvent envié ces jeunes heureux, Crésus dès le maillot. À leur majorité, cependant, combien se surprennent pauvres, et voient finir leurs rêves dorés ! Combien de ces enfants gâtés, jetés souvent même sans un sou au milieu des routes encombrées de la société !