Page:Valéry - Œuvres de Paul Valery, Vol 10, 1938.djvu/105

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SOUVENIR ACTUEL[1]

J’étais à Londres en 1896, fort seul, quoique obligé par mes occupations de voir quantité de personnes, et des plus pittoresques, chaque jour. J’aimais Londres, qui était encore assez étrange, et assez « Ville de la Bible », comme dit Verlaine : nul ne l’a mieux décrite en quelques vers.

J’y trouvais merveilleusement forte la sensation de se dissoudre dans le nombre des hommes, de ne plus être qu’un élément parfaitement quelconque de la pluralité fluente des vivants dont l’écoulement par les voies infinies, par les Strand, par les Oxford Street, par les ponts qui se vont perdant parmi les vapeurs dans le vague, m’enivrait d’une rumeur de pas sur le sol sourd qui ne laissait à ma conscience que l’impression de l’emportement fatal de nos destinées. J’obéissais ; je me livrais sans but, et jusqu’à l’extrême fatigue, à ce fleuve de gens en qui se fondaient les visages, les démarches, les vies particulières, les certitudes de chacun d’être unique et incomparable. Je sen-

  1. 1938.