Page:Valéry - Œuvres de Paul Valery, Vol 10, 1938.djvu/148

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conduite intellectuelle d’un grand homme de cette époque. Le même Edgar Poe, qui fut l’un des premiers à dénoncer la nouvelle barbarie et la superstition du moderne, est aussi le premier écrivain qui ait songé à introduire dans la production littéraire, dans l’art de former des fictions, et jusque dans la poésie, le même esprit d’analyse et de construction calculée dont il déplorait, d’autre part, les entreprises et les forfaits.

En somme, à l’idole du Progrès répondit l’idole de la malédiction du Progrès ; ce qui fit deux lieux communs.

Quant à nous, nous ne savons que penser des changements prodigieux qui se déclarent autour de nous et même en nous. Pouvoirs nouveaux, gênes nouvelles, le monde n’a jamais moins su où il allait.

Comme je songeais à cette antipathie des artistes à l’égard du progrès, il me vint à l’esprit quelques idées accessoires qui valent ce qu’elles valent, et que je donne pour aussi vaines que l’on voudra.

Dans la première moitié du xixe siècle, l’artiste découvre et définit son contraire, le bourgeois. Le bourgeois est la figure symétrique du romantique. On lui impose d’ailleurs des propriétés contradictoires, car on le fait à la fois esclave de la routine et sectateur absurde du progrès. Le bourgeois aime le solide et croit au perfectionnement. Il incarne le sens commun, l’attachement à la réalité la plus sensible, mais il a foi dans je ne sais quelle amélioration croissante et presque fatale des conditions de la vie. L’artiste se réserve le domaine du Rêve.