Page:Valéry - Œuvres de Paul Valery, Vol 10, 1938.djvu/174

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Il est remarquable, — et sans doute assez caractéristique de notre époque pleine de résonances et de rapprochements imprévus, — que l’on doive, à propos d’un Dialogue sur l’Art, évoquer le problème le plus difficile de la politique du monde actuel, qui en sera demain l’un des plus graves. Ce problème est celui des rapports des Européens, (et assimilés), avec les autres habitants du globe, et singulièrement avec ceux qui, sujets ou protégés d’une puissance européenne, se trouvent, d’autre part, posséder une culture et des traditions artistiques ou intellectuelles, ainsi qu’une élite de créateurs, d’amateurs et de connaisseurs.

Jusqu’ici, l’attitude européenne a consisté ou bien à négliger ces valeurs indigènes vivantes ; ou bien, (c’est le cas le plus favorable), à tenter de transmettre nos connaissances et quelque peu de notre esprit, à nos sujets et protégés. Mais, si nous avons essayé, et parfois fort bien réussi, à leur apprendre quelque chose, l’idée ne nous est jamais venue, et ne pouvait guère nous venir, que nous pourrions apprendre quelque chose d’eux. Il n’y a point d’échange. Il nous paraît même impossible, et presque absurde, que nous puissions recevoir le moindre apport spirituel de populations que nous avons soumises. Il est, du reste, incontestable qu’en toute matière qui s’enseigne, la culture européenne est, à la lettre, infiniment supérieure.

Mais tout ne s’enseigne pas. Il est des produits de l’esprit plus subtils que ceux qui se résolvent en formules d’expression finie ou en méthodes et pratiques systématiques. Quant à ces richesses impondérables, je ne suis plus du tout assuré de notre supériorité. J’observe que notre prééminence intellectuelle n’a pas été acquise sans certains sacrifices. J’ai expliqué ailleurs que notre mode de vie, notre hâte, notre abus de puissance mécanique, d’activité vaine, d’excitants trop énergiques, sont des causes et des effets d’un affaiblissement de la sen-