Page:Valéry - Œuvres de Paul Valery, Vol 10, 1938.djvu/22

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

dre garde que les affections et les couleurs dont les premiers nous séduisent et nous amusent, la causalité admirable dont les seconds nous persuadent, dépendent essentiellement des talents de l’écrivain et de la résistance critique du lecteur.

Il n’y aurait qu’à jouir de ces beaux fruits de l’art historique et nulle objection ne s’élèverait contre leur usage, si la politique n’en était tout influencée. Le passé, plus ou moins fantastique, ou plus ou moins organisé après coup, agit sur le futur avec une puissance comparable à celle du présent même. Les sentiments et les ambitions s’excitent de souvenirs de lectures, de souvenirs de souvenirs, bien plus qu’ils ne résultent de perceptions et de données actuelles. Le caractère réel de l’histoire est de prendre part à l’histoire même. L’idée du passé ne prend un sens et ne constitue une valeur que pour l’homme qui se trouve en soi-même une passion de l’avenir. L’avenir, par définition, n’a point d’image. L’histoire lui donne les moyens d’être pensé. Elle forme pour l’imagination une table de situations et de catastrophes, une galerie d’ancêtres, un formulaire d’actes, d’expressions, d’attitudes, de décisions offerts à notre instabilité et à notre incertitude, pour nous aider à devenir. Quand un homme ou une assemblée, saisis de circonstances pressantes ou embarrassantes, se trouvent contraints d’agir, leur délibération considère bien moins l’état même des choses en tant qu’il ne s’est jamais présenté jusque-là, qu’elle ne consulte ses souvenirs imaginaires. Obéissant à une sorte de loi de moindre action, répugnant à créer, à répondre par l’invention à l’originalité de la situation, la pensée hésitante tend à se rapprocher de l’automatisme ; elle sollicite les précédents et se livre à l’esprit historique qui l’induit à se souvenir