Page:Valéry - Œuvres de Paul Valery, Vol 10, 1938.djvu/44

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et cesse toujours à un certain point. Il y a je ne sais quelles limites infranchissables à sa profondeur et à sa durée.

Plus d’une est intimement convaincue qu’elle est en soi et par soi la nation par excellence, l’élue de l’avenir infini, et la seule à pouvoir prétendre, quels que soient son état du moment, sa misère ou sa faiblesse, au développement suprême des virtualités qu’elle s’attribue. Chacune a des arguments dans le passé ou dans le possible ; aucune n’aime à considérer ses malheurs comme ses enfants légitimes.

Suivant qu’elles se comparent aux autres sous les rapports ou de l’étendue ou du nombre, ou du progrès matériel, ou des mœurs, ou des libertés, ou de l’ordre public, ou bien de la culture et des œuvres de l’esprit, ou bien même des souvenirs et des espérances, les nations se trouvent nécessairement des motifs de se préférer. Dans la partie perpétuelle qu’elles jouent, chacune d’elles tient ses cartes. Mais il en est de ces cartes qui sont réelles et d’autres imaginaires. Il est des nations qui n’ont en mains que des atouts du moyen âge, ou de l’antiquité, des valeurs mortes et vénérables ; d’autres comptent leurs beaux-arts, leurs sites, leurs musiques locales, leurs grâces ou leur noble histoire, qu’elles jettent sur le tapis au milieu des vrais trèfles et des vrais piques.

Toutes les nations ont des raisons présentes, ou passées, ou futures de se croire incomparables. Et d’ailleurs, elles le sont. Ce n’est pas une des moindres difficultés de la politique spéculative que cette impossibilité de comparer ces grandes entités qui ne se touchent et ne s’affectent l’une l’autre que par leurs caractères et leurs moyens extérieurs. Mais le fait essentiel qui les constitue, leur principe d’existence, le lien interne qui enchaîne entre eux les individus d’un peuple, et les générations entre elles, n’est pas,