Page:Valéry - Œuvres de Paul Valery, Vol 11, 1939.djvu/120

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d’une intoxication insidieuse. Il s’accommode à son poison, il l’exige bientôt. Il en trouve chaque jour la dose insuffisante.

L’œil, à l’époque de Ronsard, se contentait d’une chandelle, si ce n’est d’une mèche trempée dans l’huile ; les érudits de ce temps-là, qui travaillaient volontiers la nuit, lisaient, (et quels grimoires !), écrivaient sans difficulté, à quelque lueur mouvante et misérable. L’œil, aujourd’hui, réclame vingt, cinquante, cent bougies. L’oreille exige toutes les puissances de l’orchestre, tolère les dissonances les plus féroces, s’accoutume au tonnerre des camions, aux sifflements, aux grincements, aux ronflements des machines, et parfois les veut retrouver dans la musique des concerts.

Quant à notre sens le plus central, ce sens intime de la distance entre le désir et la possession de son objet, qui n’est autre que le sens de la durée, ce sentiment du temps, qui se contentait jadis de la vitesse de la course des chevaux, il trouve aujourd’hui que les rapides sont bien lents, et que les messages électriques le font mourir de langueur. Enfin, les événements eux-mêmes sont réclamés comme une nourriture jamais assez relevée. S’il n’y a point, le matin, quelque grand malheur dans le monde, nous sentons un certain vide : « Il n’y a rien, aujourd’hui, dans les journaux ! » disons-nous. Nous voilà pris sur le fait, nous sommes tous empoisonnés. Je suis donc fondé à dire qu’il existe pour nous une sorte d’intoxication par l’énergie, comme il y a une intoxication par la hâte, et une autre par la dimension.

Les enfants trouvent qu’un navire n’est jamais assez gros, une voiture ou un avion jamais assez vite, et l’idée de la supériorité absolue de la grandeur quantitative, idée dont la naïveté et la grossièreté sont évidentes, (je l’espère), est l’une des plus caractéristiques de l’espèce humaine moderne. Si l’on recherche en