Page:Valéry - Œuvres de Paul Valery, Vol 11, 1939.djvu/22

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

mouvement de ce poème visuel, dont certains mots ou certains passages se répondent, imprimés qu’ils sont dans le même caractère, s’ajustent à distance exactement comme des motifs, ou bien comme des timbres dans un morceau de musique, on conçoit, on croit entendre, une symphonie d’espèce toute nouvelle. On comprend combien il serait précieux, dans la poésie, de pouvoir faire des rappels, des raccords, de poursuivre un thème au travers d’un thème et d’enlacer des parties indépendantes d’une pensée. Mallarmé avait osé orchestrer une idée poétique.

Ayant fini sa lecture, il me demanda si je ne le jugeais pas tout à fait insensé. Je restai un instant silencieux, très embarrassé ; je m’excusai sur l’extrême nouveauté, sur ma surprise, et je lui demandai à revoir le texte de près. Il me tendit le manuscrit, et je commençai de me figurer l’immense travail qu’avait dû exiger cet ouvrage et de mesurer la constance, l’ingéniosité, la profondeur, qu’il supposait dans son auteur.

Cet homme avait réfléchi sur tous les mots. L’obscurité que vous savez, que vous avez affrontée peut-être à vos dépens, elle n’est autre chose que le résultat d’une recherche infiniment prolongée, qui veut tirer du langage et de la poésie tout ce qu’ils peuvent donner à la volonté inflexible de créer.

Mais je ne veux, aujourd’hui, insister sur des considérations de cet ordre. Je préfère demeurer dans le domaine de la mémoire, ne pas vous engager avec moi dans une analyse trop ardue. Revenons donc à nos souvenirs.

En voici encore un, le dernier, la dernière chère et douloureuse impression qui me reste de Mallarmé. Il s’agit de la dernière visite que je lui ai faite. C’était le 14 juillet 1898. Il m’avait invité à passer la journée avec lui, dans sa propriété,