Page:Valéry - Œuvres de Paul Valery, Vol 11, 1939.djvu/98

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sont pas ; l’esprit critique tend à s’affaiblir. Dans la plupart des articles que nous lisons, l’armature logique, la solidité des raisons qu’on vous apporte, la valeur des faits, tout est apparence ; serrez ces textes et vous serez étonnés du peu qui restera dans votre main... Tout cela concourt à une dégradation générale du langage ; mais, en particulier, l’altère dans ses fonctions poétiques naturelles.

Eh bien, il faut chercher ce qui les remplace. Qu’est-ce qui remplace cette poésie innée, naturelle, populaire, qui était dans notre langue et dans bien des êtres, il y a un siècle et demi ? Voyons ce qui amuse les gens, quels sont leurs désirs et plaisirs. 11 faut bien reconnaître que, sous ce rapport, nous avons fait d’immenses progrès. Les moyens modernes fabriquent dans des proportions industrielles, (c’est le cas de le dire), à haute tension, une sorte de poésie qui ne demande aucun effort, aucune création de valeur chez celui qui la reçoit ; aucune participation directe, mais un minimum de lui-même ; et cette forme de poésie se réduit à la sensation plus ou moins forte que l’on peut aujourd’hui assener par les moyens que la physique et la technique mettent à la disposition du moderne... Nous avons des spectacles extraordinaires, des orchestres qu’un geste appelle. Chacun de nous vaut un Méphistophélès. Nous pourrons, dès demain, susciter à volonté la vision de ce qui se passe aux extrémités du monde. L’excitation intellectuelle, l’excitation des sentiments sont emportées par la griserie de la vitesse : les gens vont si vite qu’ils brûlent au passage et la pensée et le plaisir.

J’espère qu’il n’y a pas d’architecte dans cette salle, parce que je ne voudrais pas me faire assassiner, mais je disais à un architecte de mes amis, il y a quelques jours :