Page:Valéry - Œuvres de Paul Valery, Vol 2, 1931.djvu/38

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

chassèrent. Nous circulâmes, nous descendîmes. Les passants semblaient en liberté. M. Teste se plaignit légèrement de la fraîcheur de minuit. Il fit allusion à d’anciennes douleurs.

Nous marchions, et il lui échappait des phrases presque incohérentes. Malgré mes efforts, je ne suivais ses paroles qu’à grand’peine, me bornant enfin à les retenir. L’incohérence d’un discours dépend de celui qui l’écoute. L’esprit me paraît ainsi fait qu’il ne peut être incohérent pour soi-même. Aussi me suis-je gardé de classer Teste parmi les fous. D’ailleurs, j’apercevais vaguement le lien de ses idées, je n’y remarquais aucune contradiction ; — et puis, j’aurais redouté une solution trop simple.

Nous allions dans les rues adoucies par la nuit, nous tournions à des angles, dans le vide, trouvant d’instinct notre voie, — plus large, plus étroite, plus large. Son pas militaire se soumettait le mien…

— « Pourtant, répondis-je, comment se soustraire à une musique si puissante ! Et pourquoi ? J’y trouve une ivresse particulière, dois-je la dédaigner ? J’y trouve l’illusion d’un travail immense, qui, tout à coup me deviendrait possible… Elle me donne des sensations abstraites, des figures délicieuses de tout ce