Page:Valéry - Œuvres de Paul Valery, Vol 4, 1934.djvu/170

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Mais je me bornerai à essayer de concevoir devant le lecteur l’état naissant d’une Dictature.

Tout système social est plus ou moins contre-nature, et la nature, à chaque instant, travaille à reprendre ses droits. Chaque être vivant, chaque individu, chaque tendance s’efforce de rompre ou de désagréger le puissant appareil d’abstractions, le réseau de lois et de rites, l’édifice de conventions et de consentements qui définit une société organisée. Les personnes, les intérêts groupés, les sectes, les partis minent, corrompent, dissolvent, chacun selon ses besoins et ses moyens, l’ordonnance et la substance de l’État.

Tant que les abus, les erreurs, les défaillances, qui, sous tous les régimes possibles, existent et ne peuvent pas ne pas exister, n’altèrent pas le principe même de vie de cette entité (qui est la confiance dans son crédit et la croyance à la supériorité de ses forces), l’opinion n’est pas excessivement émue des incidents fâcheux qui se produisent, et qui, promptement résorbés, démontrent la solidité profonde des institutions bien plus qu’ils ne la compromettent. Mais il peut venir un moment que le seuil de la conscience générale est atteint, et qu’il devient impossible à la plupart de songer à leurs affaires particulières sans qu’ils y trouvent quelque difficulté imputable aux vices de l’État. Quand donc les circonstances générales sont assez inquiétantes pour affecter sensiblement les vies privées, que la chose publique paraît le jouet des événements ; quand la confiance dans les hommes et les institutions est exténuée et que le fonctionnement des administrations, la marche des services, l’application des lois semblent livrés au caprice, à la faveur ou à la routine ; quand les partis se disputent la jouissance et les avantages inférieurs du pouvoir plutôt que les moyens qu’il offre d’ordonner une nation à quelque idée, — ces sensations de désordre et de trouble ne manquent