Page:Valéry - Œuvres de Paul Valery, Vol 4, 1934.djvu/185

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sible à un homme accoutumé à quelque rigueur de ne pas observer que le grand malaise dont se plaint aujourd’hui le monde, cette angoisse générale et ce faux équilibre entre guerre et paix dont il se sent si profondément troublé ont pour cause principale les résistances que des conceptions ou des fictions très anciennement formées opposent au déplacement du véritable équilibre vers un état des choses humaines conforme aux conditions nouvelles de la vie. Il faut bien reconnaître que personne aujourd’hui, homme de gouvernement, théoricien de la science politique ou économique, n’est capable d’embrasser la complexité créée par le développement très rapide des connexions de toute nature sur le globe, et de prévoir les retentissements à très brève échéance des événements. Tout acte, pour raisonné qu’il soit, équivaut à un coup de dés. Tout écrit a valeur de « chiffon de papier ». C’est ce que j’exprimais tout à l’heure en parlant d’expédients. Nous nous sentons aveugles et impuissants, tout armés de connaissances et embarrassés d’immenses moyens, dans un monde que nous avons entièrement exploré, circonscrit, organisé, et nous ne savons accommoder à ce nouveau monde nos sentiments ni nos pensées. Le passé, presque aboli dans l’ordre scientifique et technique, pèse terriblement sur les sociétés. Il grève notre destinée d’une quantité d’hypothèques historiques, et nous ne pouvons nous représenter ce qui est, tel qu’il est, sans mêler au réel une foule de notions, d’appréhensions, de répugnances, d’associations, d’évaluations, de formules et de tendances dans lesquelles et par lesquelles agit impérieusement ce qui ne se représentera plus

Il faudrait cependant apprendre à préparer le réel à l’état pur. Toute la politique en serait changée, — du moins dans quelques têtes. Les hommes (s’il en reste) qui ont encore le loisir de penser