Page:Valéry - Œuvres de Paul Valery, Vol 4, 1934.djvu/62

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dictoire l’agonie de l’âme européenne. Tandis que des inventeurs cherchaient fiévreusement dans leurs images, dans les annales des guerres d’autrefois, les moyens de se défaire des fils de fer barbelés, de déjouer les sous-marins ou de paralyser les vols d’avions, l’âme invoquait à la fois toutes les incantations qu’elle savait, considérait sérieusement les plus bizarres prophéties.

« Elle se cherchait des refuges, des indices, des consolations dans le registre entier des souvenirs, des actes antérieurs, des attitudes ancestrales. Et ce sont là les produits connus de l’anxiété, les entreprises désordonnées du cerveau qui court du réel au cauchemar et retourne du cauchemar au réel, affolé comme le rat tombé dans la trappe. La crise militaire est peut-être finie ; la crise économique est visible dans toute sa force.

« Mais la crise intellectuelle, plus subtile et qui, par sa nature même, prend les apparences les plus trompeuses (puisqu’elle se passe dans le royaume même de la dissimulation), cette crise laisse difficilement saisir son véritable point, sa phase.

« Personne ne peut dire ce qui, demain, sera mort ou vivant, en littérature, en philosophie, en esthétique ; nul ne sait encore quelles idées et quels modes d’expression seront inscrits sur la liste des pertes, quelles nouveautés seront proclamées.

« L’espoir, certes, demeure, mais l’espoir n’est que la méfiance de l’être à l’égard des prévisions précises de son esprit. Il suggère que toute conclusion défavorable à l’être doit être une erreur de son esprit. Les faits pourtant sont clairs et impitoyables : il y a des milliers de jeunes écrivains et de jeunes artistes qui sont morts ; il y a l’illusion perdue d’une culture européenne et la démonstration de l’impuissance de la connaissance à sauver quoi que ce soit ; il y a la science atteinte mortellement dans ses ambitions