Page:Valéry - Œuvres de Paul Valery, Vol 4, 1934.djvu/96

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le genre humain. Les sexes eux-mêmes semblent ne plus devoir se distinguer l’un de l’autre que par les caractères anatomiques.

Ce n’est pas tout. Le monde moderne est un monde tout occupé de l’exploitation toujours plus efficace et plus approfondie des énergies naturelles. Non seulement il les recherche et les dépense pour satisfaire aux nécessités éternelles de la vie, mais il les prodigue, et il s’excite à les prodiguer au point de créer de toutes pièces des besoins inédits (et même que l’on n’eût jamais imaginés), — à partir des moyens de contenter ces besoins ; — comme si, ayant inventé quelque substance, on inventait, d’après ses propriétés, la maladie qu’elle guérisse, la soif qu’elle puisse apaiser…

L’homme, donc, s’enivre de dissipation. Abus de vitesse ; abus de lumière ; abus de toniques, de stupéfiants, d’excitants ; abus de fréquence dans les impressions ; abus de diversité ; abus de résonances ; abus de facilités ; abus de merveilles, abus de ces prodigieux moyens de décrochage ou de déclenchement, par l’artifice desquels d’immenses effets sont mis sous le doigt d’un enfant. Toute vie actuelle est inséparable de ces abus. Notre système organique, soumis de plus en plus à des expériences physiques et chimiques toujours nouvelles, se comporte à l’égard de ces puissances et de ces rythmes qu’on lui inflige à peu près comme il le fait à l’égard d’une intoxication insidieuse. Il s’accommode à son poison, il l’exige bientôt, il en trouve chaque jour la dose insuffisante. L’œil, à l’époque de Ronsard, se contentait d’une chandelle. Les érudits de ce temps-là, qui travaillaient volontiers la nuit, lisaient, — et quels grimoires ! — écrivaient sans difficulté