Page:Valéry - Œuvres de Paul Valery, Vol 4, 1934.djvu/99

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de leurs devoirs envers la connaissance et déchargés du soin des souvenirs et de tous les prochains fantômes du possible. Voilà ce que la rigueur, la tension et la précipitation de notre existence troublent ou dilapident… Les progrès de l’insomnie sont remarquables et suivent exactement tous les autres progrès. La fatigue et la confusion mentales sont parfois telles que l’on se prend à regretter naïvement les Tahitis, les Paradis de simplicité et de paresse, les vies à forme lente et inexacte, que nous n’avons jamais connus. Les primitifs ignorent la nécessité d’un temps finement divisé. Il n’y avait pas de minutes ni de secondes pour les anciens, mais nos mouvements aujourd’hui se règlent sur ces fractions. Le dixième, le centième de seconde commencent de n’être plus négligeables dans certains domaines de la pratique. La machine généralisée a exigé ces précisions. Elle s’est si fortement imposée à l’espèce que l’on peut rapporter à l’existence et à l’accroissement de son empire toute manifestation de l’esprit de notre époque.

Des intelligences vivantes, les unes se dépensent à servir la machine, les autres à la construire, les autres à prévoir ou à préparer une plus puissante ; enfin, une dernière catégorie d’esprits se consume à essayer d’échapper à la domination de la machine. Ces intelligences rebelles sentent avec horreur se substituer à ce tout complet et autonome qu’était l’âme des anciens hommes je ne sais quel daimon inférieur qui ne veut que collaborer, s’agglomérer, trouver son apaisement dans la dépendance, son bonheur dans un système fermé qui se fermera d’autant mieux sur soi-même qu’il sera plus exactement créé par l’homme pour l’homme. Mais c’est une définition nouvelle de l’homme.

Tout le trouble qui est aujourd’hui dans les esprits annonce