Page:Valéry - Œuvres de Paul Valery, Vol 5, 1935.djvu/61

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geant et net. Les idées des autres ne semblent point vous en imposer beaucoup. Vous faites bientôt une grande découverte, qui, pour le profane, n’eût offert que naïveté. Mais nous savons, par l’exemple de la science et de la philosophie, que ce qui est évidence au regard ingénu disparaît quelquefois aux yeux des connaisseurs par la fixité même et le raffinement de leurs attentions. Il ne faut alors rien de moins qu’un homme de génie pour apercevoir quelque vérité essentielle et fort simple qu’ont offusquée les travaux et l’application d’une quantité de têtes profondes.

Vous avez découvert ceci : Que le feu tue…

Je ne dirai pas qu’on l’ignorât jusqu’à vous. On inclinait seulement à désirer de l’ignorer. Comment se pouvait-il ? C’est que les théories ne se peuvent jamais construire qu’aux dépens du réel, et qu’il n’est point de domaine où des théories soient plus nécessaires que dans le domaine de la préparation à la guerre, où il faut bien imaginer la pratique pour pouvoir établir le précepte.

Il vous parut, Monsieur, que les règlements tactiques en vigueur ne donnaient point de ce feu qui tue une idée très importante. Les auteurs y voyaient surtout quantité de balles perdues, et de temps perdu à les perdre. On enseignait un peu partout que le feu retarde l’offensive, que l’homme qui tire se terre, que l’idéal serait d’avancer sans tirer ; qu’il fallait bien sans doute, faire brûler quelques cartouches, mais que ce n’était que pour soulager les nerfs du soldat. C’était un feu calmant, ordonné à regret, par pure complaisance. On arrivait ainsi à cette conclusion bien remarquable que l’arme à feu n’a pour fonction, pour effet, sinon pour excuse, que d’agir sur le moral de ceux qui s’en servent… Quant à l’ennemi, c’est par l’approche précipitée, par