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Page:Valéry - Œuvres de Paul Valery, Vol 5, 1935.djvu/73

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de l’art va s’accomplir. Une stratégie du plus grand style, empreinte du mépris de l’adversaire, une tactique à peu près parfaite, un armement écrasant, des troupes incomparables, comment sur tout ceci ne pas fonder l’assurance d’une victoire toute prochaine ? A-t-on jamais vu une armée battue, qui se retire dans son désordre, et qui doit s’affaiblir, se dissoudre un peu plus, à chaque pas qu’elle fait en arrière, confuse et sous la poussée du vainqueur, brusquement faire face ; et soudain, devenir si ferme, et bientôt si pressante, bientôt si inquiétante, si mordante, et transfigurée comme par miracle, qu’il faut soi-même se fixer, se défendre, et puis craindre, et puis rompre ; et se terrer enfin, pour échapper au pire, dans cette terre même où l’on va demeurer quatre ans, jusqu’à la défaite, jusqu’à la conclusion désastreuse de l’opération toute puissante qui devait s’accomplir en Trente-trois jours ? Quelle ruine d’un magnifique calcul !…

C’est qu’il était né aux Français, à l’insu de tous et d’eux-mêmes, une vertu toute nouvelle, une ténacité incroyable, sans exemple dans leurs annales : une merveilleuse solidité. On les verra, peuple léger, peuple mobile, pendant quatre années éternelles, en dépit des pertes les plus lourdes, des déceptions les plus douloureuses, non seulement tenir, non seulement multiplier les plus dures attaques ; mais bien plus, animer, susciter, raffermir leurs alliés, qu’ils confortent, qu’ils munissent, qu’ils instruisent, sans que l’on puisse concevoir d’où ils tirent eux-mêmes tant de ressources, tant d’esprit, tant de cœur, tant d’argent, tant de héros, dépensant de tout ceci en une seule guerre, plus, peut-être, qu’ils n’en avaient dépensé au long de l’histoire de France tout entière.

Joffre, à la Marne, représente cette neuve fermeté de la France. Il l’exige, il l’obtient, il l’incarne.