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tation, aux couleuvres fluides. Il vivifie. L’eau, autour du nageur[1], il la colle en écharpes, en langes moulant les efforts des muscles. L’air, il le fixe dans le sillage des alouettes en effilochures d’ombre, en fuites mousseuses de bulles que ces routes aériennes et leur fine respiration doivent défaire et laisser à travers les feuillets bleuâtres de l’espace, l’épaisseur du cristal vague de l’espace.

Il reconstruit tous les édifices ; tous les modes de s’ajouter des matériaux les plus différents le tentent. Il jouit des choses distribuées dans les dimensions de l’espace ; des voussures, des charpentes, des dômes tendus ; des galeries et des loges alignées ; des masses que retient en l’air leur poids dans des arcs ; des ricochets des ponts ; des profondeurs de la verdure des arbres s’éloignant dans une atmosphère où elle boit ; de la structure des vols migrateurs dont les triangles aigus vers le sud montrent une combinaison rudimentaire d’êtres vivants.

Il se joue, il s’enhardit, il traduit dans cet universel langage tous ses sentiments avec clarté. L’abondance de ses ressources métaphoriques le permet. Son goût de n’en pas finir avec ce que contient le plus léger fragment, le moindre éclat du monde lui renouvelle sa force et la cohésion de son être. Sa joie finit en décorations de fêtes, en inventions charmantes, et quand il rêvera de construire un homme volant, il le verra s’élever pour chercher de la neige à la cime des monts et revenir en épandre sur les pavés de la ville tout vibrants de chaleur, l’été. Son émotion s’élude en le délice de visages purs que fripe une moue d’ombre, en le geste d’un dieu qui se tait. Sa haine connaît toutes les armes, toutes les ruses de l’ingénieur, toutes les subtilités du stratège. Il établit des engins de guerre formidables, qu’il protège par les bastions, les caponnières, les saillants, les fossés garnis d’écluses pour déformer subitement l’aspect d’un siège ; et je me souviens, en y goûtant la belle défiance italienne du xvie siècle, qu’il a bâti des donjons où quatre volées d’escalier, indépendantes autour du même axe, séparaient les mercenaires de leurs chefs, les troupes de soldats à gages les unes des autres.

Il adore ce corps de l’homme et de la femme qui se mesure à tout. Il en sent la hauteur, et qu’une rose peut venir jusqu’à la

  1. Croquis dans les manuscrits de l’Institut