Page:Valéry - L’Idée fixe.djvu/12

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— Mais je vais vous parler comme Bérénice à Titus : Vous êtes médecin, docteur, et vous souffrez

— Le médecin, mon cher, souffre plus que quiconque.

Similia similibus… Vous me répondez par un vers détestable.

— Nous souffrons mieux que vous, et c’est là souffrir plus. Il y a d’étroits rapports entre souffrir et savoir… Et puis nous connaissons trop bien nos limites.

— Mais enfin, vous avez tout un arsenal, toute une chimie mal famée…

— Merci, dit le Docteur, c’est le pacte avec le diable.

(Le Docteur me regarda. Je regardai la mer.)

Enfin, lui dis-je, en quoi consiste au juste votre mal ?

— Je vous l’ai dit : Il faut constamment que j’agisse. Il faut que je m’occupe, que je fonctionne… Je ne puis rester sans objet précis. Notez que ce n’est point le travail qui me manque. J’en suis comblé. Le soir, je suis fourbu… Eh bien, je ne puis pas céder… Il faut encore que je rumine quelque chose, et il y a tant de choses aujourd’hui… Chaque jour, développe, subdivise, ou ruine ce que nous croyions de savoir… Je me demande parfois si cet accroissement prodigieux de faits et d’hypothèses n’est pas tout simplement… une production réciproque d’une irritation croissante des esprits ? Vous comprenez ?

— C’est encore une hypothèse ?

— Bien entendu.

— Vous voulez dire que plus on trouve, plus on cherche ; et plus on cherche, plus on trouve.

— C’est cela. Il me semble parfois qu’entre la recherche et la découverte il s’est produit une relation comparable à celle qui s’institue entre la drogue et l’intoxiqué.

— Très curieux. Et alors toute la transformation moderne du monde…

— En résulte ; et en est, d’ailleurs, un autre aspect… Vitesses, Abus sensoriels. — Lumières excessives. Besoin de l’incohérence. Mobilité. Goût du plus en plus grand. Automatisme du