Page:Valéry - L’Idée fixe.djvu/17

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— Vous n’êtes pas trop clair.

— Voyons… penser à… quoi que ce soit, n’est-ce point spécialiser quelque chose, — organe, fonction ou système, peu importe… — qui est capable de penser à… quoi que ce soit ? N’est-ce pas restreindre quelque chose qui est en soi plus générale que tout objet possible de pensée, qui est libre entre deux engagements…

— Comme le ténor du Casino…

— Comme l’œil, — entre deux états d’accommodation.

— Ah ! Ceci est plus clair.

— Eh bien, je crois, je sens, je prétends que ce système, ou cette fonction a une tendance invincible à reprendre sa liberté…

— Oh !… Oh !…

— Sa liberté, — qui est de produire ou de subir, autre chose. Autre chose est la loi, la normale… Et cette « autre chose », cette expression du changement exigé par la vie de l’esprit, c’est… l’idée… La nature de l’idée est d’intervenir

— Fichtre !…

— Oui. L’idée au sens… fonctionnel, — l’idée-événement, — manifestation de l’instabilité essentielle et organisée de notre… présence mentale. Voyons, — observez-vous !… Pouvez-vous fixer une idée ? — Vous ne pouvez penser que par modifications. Si une idée durait telle quelle, — ce ne serait plus une « idée ».

— Et qu’est-ce qu’elle serait ?

— Ma foi. je n’en sais rien. C’est inconcevable. Ce serait un objet… Une douleur, peut-être ?…Et encore, la douleur la plus constante présente des variations d’intensité, presse plus ou moins sur la conscience… Réciproquement, toute pensée qui dure un peu plus qu’il ne faut, se fait sentir… Sentir, — comme un écart. Un écart à quoi ? Elle se fait pénible, — sensation. On songe à une résistance introduite, et qui transformerait en un fait de l’ordre sensible ce qui est empêché de suivre son cours dans l’ordre des… idées… Vous avez donc une sensation de peine qui altère, brouille, absorbe bientôt votre pensée, — comme la fixation par l’œil, la contemplation continue d’un point, fait dispa-