Page:Valéry - L’Idée fixe.djvu/31

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

connaissance avec tous les mouvements possibles de son corps, avec ses forces avec les objets qui l’entourent… Il est à l’état croissant. Il faut qu’il dépense pour croître…

— Eh bien, mon ami, quant à moi, j’ai fort peu joué dans mon enfance. Les jeux m’ennuyaient alors, comme font aujourd’hui les plaisirs. J’entends les plaisirs és-qualités, les amusements qui se prétendent tels.

— Alors, le théâtre ?

— Jamais. Je dors.

— Le cinéma ?

— M’exaspère. C’est le faux par le vrai…

— Bon. Les voyages ?

— Me fatiguent. L’obligation de voir !… Oh, les musées !

— La lecture ?

— Les romans me sont insupportables… Croyez-vous qu’un homme qui fait depuis vingt ans le métier que j’exerce peut lire un roman… Je ne fais que traverser des existences, et des intérieurs, et des histoires…

— Et… la poésie ?

— Regardez-moi bien.

— Je vois. Je n’insiste pas. Vous êtes le plus courtois des hommes.

— Et j’ajoute : Je la trouve où on ne la trouve pas et je ne la trouve pas où on la trouve.

— Ceci est plus roide.

— Je vous dis tout carrément mon opinion.

— Il vous reste du moins la pêche et la peinture.

— Cela se voit. En résumé, dès que je me sens assigner une heure, un lieu, une attitude de corps ou d’esprit, aux fins de divertissement, — tout mon individu proteste : il baille, il fuit… Je me mets à penser à mes affaires, à mes malades, à mon métier, à n’importe quoi…

— Ce qui est parfaitement inutile. Au lieu de vous livrer à l’acte utile de vous distraire, délasser, détendre… etc… etc… vous secrétez du lendemain, ce qui ne répond à aucun besoin, et voilà notre mal de l’activité fort bien décrit. Savez-vous, docteur, que Napoléon en a donné une merveilleuse formule ?

— Encore Napoléon ?