Page:Valéry - L’Idée fixe.djvu/36

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fant, un « infans » (il ne savait pas encore parler) s’évanouir à la vue d’un peu de sang qui coulait d’une coupure insignifiante que je m’étais faite. Comment expliquer cet effet ?

— On n’explique rien. A-t-on jamais expliqué la simple contagion du rire, du bâillement ou de la nausée [ ? ]

— C’est de la radio. L’image transmise d’un acte s’en va reconstituer cet acte dans un poste approprié. La rétine sert d’antenne, et je ne sais quoi transforme l’image en réflexe.

— Heu… Il est certain que nous sommes tissus de relations tout à fait bizarres, dont beaucoup sont individuelles…

— C’est là toute notre personnalité…

— Les unes congénitales ; d’autres acquises, — variables, d’ailleurs, avec l’âge, l’état intime du corps etc… Mon ami, nous pataugeons…

— Le fait est que notre connaissance de nous-mêmes est misérable. Nous pouvons quelque peu nous prévoir…

— Vaguement. C’est de la météorologie !

— Nous savons assez mal de quoi nous sommes capables. Voyez combien de criminels ne peuvent croire à ce qu’ils ont fait, et à quoi, jusqu’à l’action même, ils n’avaient jamais pensé…

— Croyez-vous ?

— Je le crois. Leur crime n’a été, pour certains, qu’une manière de soulagement brusque, après lequel, toutes les puissances de l’oubli se mettant aussitôt à agir, l’homme se trouve libéré…

— Innocent et plus pur…

— Mais, plus pur peut-être…

— Et s’il était venu vous consulter, vous lui auriez conseillé l’assassinat ?

— Il ne s’agit pas de cela. Je ne vous fais pas une théorie de la criminalité. Je m’efforce de me représenter un acte…

— Gare à la contagion, à la radio !…

— Un acte issu de notre imprévu personnel… Un acte dans lequel… on ne se reconnaît pas…

— Et dont on voudrait bien décliner la responsabilité.

— Cela dépend…