Page:Valéry - L’Idée fixe.djvu/56

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— Oui. C’est une expression commode. C’est de la mythologie… C’est évoquer par un seul mot un modèle de vie… physiquement douce, ou magnifiquement instinctive, et un idéal combiné de liberté et de rigueur pour l’esprit. Mais, nous y mettons beaucoup du nôtre…

— Eh bien, j’ai ressenti une sensation désagréable… Tout ce que j’ai pu apprendre, m’a paru… presque misérable. Même le vocabulaire de la science m’a semblé tout à coup bizarre, comique, daté, suranné…

— Et moi, je suis frappé d’une chose… Pour ne parler que des sciences de la vie… On avait de grands espoirs, il y a quarante ou cinquante ans… On avait entre 1850 et 80, acquis l’évolution, les microbes, les synthèses organiques, l’histologie. Tout semblait converger vers une idée assez nette. On espérait parfois obtenir un peu plus qu’une idée. Plus d’un s’attendait à voir une gelée vivante se séparer un jour de quelque mélange de liquides rigoureusement morts…

— Mais tout ceci tient encore… Et même on entrevoit que des effets de rayonnement, qui étaient alors absolument inconnus…

— Oui. Mais je parle des espoirs. On se croyait à cent mètres du but, et il apparaît à présent à… cent kilomètres… Je ne parle, bien entendu, que de ceux qui le voient à distance finie.

— L’espoir, dit le Docteur, est fait pour varier.

— L’espoir…

— Feu !…dit le Docteur. Descendez-moi ça.

— L’espoir, lui dis-je, l’espoir…

Il est vrai nous soulage

— Oui. Mais voilà encore un illustre inconnu. Voilà qui est encore moins connu que l’idée fixe. Dans tous vos livres de psychologie ou de psychopathie il ne me semble pas qu’il en soit question… D’ailleurs, j’ai si peu de lecture de cette espèce que je dois me tromper…

— Je ne saurais vous répondre. Ce n’est pas ma partie. Mais je serais bien étonné que… Il est fort possible qu’ils en parlent, mais sous un nom savant qu’ils lui auront donné…