Page:Valéry - L’Idée fixe.djvu/66

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

degré de Liberté de l’esprit, — qui est le Souverain Bien.

— J’avoue que je ne vous suis plus. J’aurais cru, au contraire…

— Si… On peut se défaire d’une autorité d’origine externe, — dénouer tous les nœuds, cisailler tous les fils étrangers… La défense est possible… Mais il est presque impossible de se défaire d’habitudes d’esprit qui sont renforcées par l’expérience autant que la pensée peut l’être, et que justifie la critique aussi souvent qu’elle s’applique à les contrôler. La puissance du moderne est fondée sur « l’objectivité ». Mais à y regarder de plus près, on trouve que c’est… l’objectivité même qui est puissante, — et non l’homme même. Il devient instrument, — esclave, — de ce qu’il a trouvé ou forgé : une manière de voir.

— Une méthode… Mais si cette manière est la bonne ? Si elle est comme le seuil, la limite, où des siècles de tâtonnements ont abouti, et devaient aboutir ?

— Assurément… Mais gare à l’automatisme !

— Comment !… Vous faites la chasse aux perroquets, vous poussez à la précision et puis, vous tournez casaque !

— Non. D’ailleurs, il n’existe pas d’esprit qui soit d’accord avec soi-même. Ce ne serait plus un esprit. Mais écoutez un peu. Permettez moi de m’égarer un peu dans la brousse de la morale.

— Allez ! Monsieur…

— Supposez que, par une autorité quelconque…

— Comme toutes les autorités.

— Un code de morale, une table des valeurs morales ait été établie ; le bien le mal, nettement définis ; tous les actes imaginables affectés de coefficients éthiques, positifs ou négatifs…

— Ou nuls… Mais tout ceci existe…

— A peu près. Supposez maintenant que par un procédé également quelconque, suggestion toute puissante, pédiatrie, pédagogie, aussi efficace que la nôtre l’est peu, et qui soit à la nôtre ce que nos moyens matériels sont à ceux des peuplades les plus barbares, — on soit parvenu à rendre l’acte bon tout à