Page:Valéry - L’Idée fixe.djvu/76

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— Docteur, vous avez mérité une petite histoire.

— Ah… Enfin !…

— Je me trompe ; c’est une grande histoire, — fort courte. Je vous ai dit tout à l’heure qu’il me venait un souvenir…

— Oui…

— Je vous l’offre. Il est beau, et il a quelque rapport avec ce que nous disons.

— Et si d’ailleurs il n’en a aucun, nous y pourvoirons.

— Oyez. Il y a deux ans, Einstein est venu à Paris donner deux conférences sur ses travaux les plus récents…

— Je vous avoue que je n’ai pas saisi grand chose de ce que j’ai lu ou entendu dire de ses théories.

— Ceci importe peu… D’ailleurs, rassurez-vous… Le plus grand nombre des auditeurs ne suivait qu’à grand peine… Et c’étaient, tous moins un, des savants. En deux mots, il s’agit de dégager ce qui subsisterait de notre Physique si l’on voulait en recommencer les observations et en refaire les expériences et les mesures dans un laboratoire… pas trop grand, (mais plus grand qu’un atome) qui se déplacerait ad libitum dans l’Univers. On suppose que quelque chose, quelque résidu de nos lois, — lesquelles ont été découvertes et formulées dans des conditions locales, — doit se conserver, en dépit du déplacement de l’observateur, des vitesses, et même des variations de vitesse, — du laboratoire… Un immense progrès avait été fait, du jour où l’on avait transporté sur le Soleil l’observateur du système du monde. Mais la Théorie de la Relativité veut le libérer complètement de toutes les apparences dues aux déterminations locales de ses mesures et à son état de mouvement. Cette Physique des Physiques a été conçue et construite par Einstein sous forme d’une Géométrie…

— Je n’y vois plus…

— Mais si… tenez : image grossière. Imaginez une feuille plane de caoutchouc.

— Je m’y résigne…

— Tracez une figure sur cette feuille.

— Je trace. Je fais un triangle.