Page:Vallès - Les Réfractaires - 1881.djvu/297

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
290
L’HABIT VERT.

complément, l’exorde, et souvent tout le milieu de sa conversation. L’amputation n’avait eu lieu qu’une fois, le récit recommençait toujours.

Il était encouragé dans cette voie malheureuse par ses pensionnaires sans le sou qui, ne pouvant lui mettre de l’argent dans la main, le laissaient mettre éternellement sa jambe dans leur oreille et l’écoutaient avec une religieuse attention, quand tombait leur mois.

M. Mouton était marié, il avait une femme et une enfant.

Madame Mouton avait dû être très belle, sa tête était petite, son nez grec, sa lèvre fine, son œil très grand et bleu ; mais son sourire était commun, sa voix désagréable, son regard louche ; l’ignorance, les tracas, les vices, avaient flétri ce beau visage. La société de son mari n’avait pas peu contribué à l’enlaidir. La vulgarité méchante de cet invalide robuste devait tout faner et salir autour de lui.


C’est entre ces deux créatures à qui quelque succession de hasard avait, je crois, offert les moyens d’acheter l’hôtel, et qui avaient d’ailleurs gagné quelques sous à gargoter dans une ville du Midi, c’est, dis-je, dans le sein de ces deux êtres qu’avait grandi Caroline Mouton.

Quel âge avait Caroline ? Elle disait dix-neuf ans, et pouvait bien en avoir vingt-trois. N’importe ! elle était aussi séduisante et gaie que ses parents étaient repoussants et tristes, quoiqu’elle tînt de son père