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Page:Vallès - Les Réfractaires - 1881.djvu/50

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LES IRRÉGULIERS DE PARIS.

Ces jours-là, j’achetais deux sous de pain chez le boulanger et un sou de gras-double au fricotier. Le fricotier ou la fricotière éventrait d’un coup le pain que je lui confiais, piquait avec un trident de fourchette deux ou trois morceaux dans la poêle où ils nageaient au milieu d’un bain de graisse, les mettait dans les flancs du pain après les avoir saupoudrés de sel et arrosés de vinaigre, recevait les cinq centimes, et enfin je pouvais aller dîner. Sans couteau, manger du gras-double n’est point chose élégante ni aisée : je n’ai pas eu pendant des mois un sou à économiser pour l’achat d’un eustache !

Je descendais sur les quais et je mordais à même dans le pain.

La tripe est une viande creuse qui ne soutient pas et remplit seulement l’estomac pendant le temps de la digestion. On ne meurt point, mais on ne vit pas ; on n’a plus ni nerfs ni muscles.

Aussi quelquefois je remplaçais le gras-double par du bœuf : il me fallait deux sous de plus. Je courais à mon restaurant favori, place Maubert. J’avais là, pour quinze centimes, un bœuf frais, nourrissant, profitable. Je demandais le morceau entrelardé, et je faisais un repas succulent. Ma soirée était gaie, mon âme était sereine ; j’aimais les hommes, et je m’inclinais devant les arrêts de la Providence.

Quand j’avais six sous, je me promenais longtemps, je consultais mes souvenirs et j’interrogeais ma prudence.