Page:Van Lerberghe - Contes hors du temps, sd.djvu/13

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Alors, rentré en lui-même, il reprit le fil de ses tristes pensées et resongea au grand malheur dans sa maison.

Comment donc était-il mort ? Il eût voulu connaître là-dessus l’avis du docteur, un brave ami de la famille qui avait dû être bien stupéfait, lui qui, à cause des émanations du houblon, lui assurait une longévité extraordinaire.

Était-ce de la rupture d’un vaisseau ? d’une congestion cérébrale ? d’une apoplexie foudroyante ? ou s’était-il simplement étouffé en vidant son verre, en avalant la fève des rois, sotte coutume contre laquelle il avait protesté déjà et qu’on eût dû supprimer, car elle était grosse de dangers. Et la gêne, l’ennui d’être ainsi mort au milieu de tout le monde, devant des femmes et des enfants, et d’avoir troublé la fête, le reprit comme de quelque chose d’inconvenant et de déplacé au suprême degré. Il allait creuser cette idée lorsque des voix lui firent rouvrir les yeux.

Une foule d’anges volaient maintenant autour de lui, le frôlant de leurs grandes ailes et de leurs chevelures d’or. Un d’eux, une suave jeune fille, qu’il lui sembla avoir déjà vue quelque part sur des images, s’approcha de plus près et sembla l’inviter : « Cher ange, disait-elle, ne nous envolerons-nous pas ensemble auprès de Dieu ? » Alors il remarqua sans trop d’étonnement qu’il avait lui-même une sorte de longue robe blanche et des ailes. Il faillit soudain les ouvrir et s’envoler, mais la sensation de cet immense déploiement de plumes fut si étrange, et la peur de nouveau de culbuter dans l’espace fut si grande, qu’il referma prestement ses ailes et ses yeux. Derechef il tomba dans ses tristes pensées. Il se vit lui-même pâle et raide étendu sur son lit, en chemise, une croix entre ses doigts de cire. Des cierges crépitaient. Il y avait une odeur fade et tiède dans la chambre. Les siens étaient là, tous priaient à genoux, et de temps en temps une béguine leur passait le buis pour l’asperger d’eau bénite. Quel lamentable spectacle ! Dans la ville, la funèbre nouvelle se répandait. Il voyait très bien le manque d’étonnement, l’indifférence des visages. Puis il parcourut la ville en esprit. Rien n’était changé. Les trams circulaient toujours, chacun vaquait à sa besogne. Il y avait des affiches aux théâtres, dans les cafés des gens étaient assis et causaient d’autres choses. Des navires entraient dans le port, des trains sifflaient et sortaient de la gare, pleins de voyageurs. Et pourtant il n’était plus. De nouveau il revenait à sa rue comme poussé là par un instinct fatal. Tous les stores de sa maison étaient baissés, toutes les fenêtres étaient closes, sauf une, la sienne, large ouverte…