Page:Van Lerberghe - Contes hors du temps, sd.djvu/82

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« À quoi se raccrocher ! En tout cas, je ne veux plus agir à l’égard des divines chimères comme je reconnais qu’agissent trop souvent les hommes grossiers et vulgaires ; ainsi que je fis par exemple à l’égard de l’immortelle Mère l’Oie, que j’aurais dû vénérer et aimer comme ma mère me l’apprit dès l’enfance. Au lieu de m’incliner devant elle et lui dire : « Sainte Mère l’Oie, je vous bénis, vous êtes digne de vivre en ce monde meilleur », je m’en moquai et tirai sacrilègement la patte à son immortelle oie. Je veux vénérer aussi désormais l’immortelle Bergère et son divin mouton, et agir de même envers toutes les belles idées immortelles que je rencontrerai. Mais plaise à ces divinités nouvelles de ne pas s’offusquer si par malheur et par ignorance je leur manque de respect. C’est à genoux et nu-tête que je les prie de me le pardonner. Je ne suis ni poète, ni philosophe, mais un vieux domestique, humble et soumis, et si ignorant en philosophie platonicienne qu’il serait sans doute incapable de retrouver son chemin à Utopie ou à Brocéliande-au-Bois, si par malheur il s’y perdait.

— Agis, dit le prince, selon ta nature et ton tempérament, et sois sans crainte, c’est la bonne sagesse antique et humaine. Elle ne t’égarera pas. Il n’est pas besoin de tant de métaphysique. Un bon sens admirable suffira.

— Je l’espère », dit Saturne, en se relevant, car il était resté à genoux et avait gardé son champignon en main par déférence envers la Mère l’Oie et la sagesse de son maître ; « je l’espère, et dès ce moment je veux que toutes mes paroles, si elles ne sont pas encore divines, car, ma foi, je ne suis qu’un homme, aient du moins quelque apparence d’éternité. Je ne foulerai plus cette terre qu’avec respect. Elle est sacrée. Je ne respirerai plus cet air merveilleux qu’avec extase. Je ne regarderai plus les choses qu’avec un saint émerveillement. Je dirai comme Saint Augustin : cela est absurde, cela n’a pas le sens commun, donc cela est la vérité absolue, la seule réalité possible, et c’est tout le reste qui est absurdité et folie ».

Tout en devisant ainsi Saturne et le prince arrivèrent au vieux pont de la Sirène qui formait les portes de la ville.

Le soir tombait. Le couchant embrasait le fleuve qui ressemblait à un torrent de roses ardentes. Un chant d’une suavité inouïe s’élevait des eaux. Tous deux se penchèrent au-dessus du parapet pour voir d’où venait une pareille harmonie. Ils virent une sirène qui se baignait sous le pont et chantait tout en peignant ses cheveux. Elle était nue, et d’une beauté surhumaine. Sa chevelure d’or longuement dénouée flottait dans l’eau merveilleuse.