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LE CENTENAIRE D'EMMANUEL

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J’ai erré pendant trois jours dans cette ville qui me rappelle de si étranges souvenirs. C’est la première fois que j’y viens, et, pourtant, tout m’y est familier. La ruelle que je suis maintenant est étroite, faite de constructions basses, grises, suintantes que le soleil éclaire à peine. De profondes lézardes divisent les murs, le sol est gluant ; une mousse fétide, malgré le froid, pousse entre les cailloux. Un rayon de soleil fait son apparition: le bas des maisons se frange d’une ombre noire et le ciel resserré entre les balcons branlants paraît une dalle de pierre bleuâtre, sans tache.

Oui, je me rappelle : voici le ruisseau où je faisais évoluer des flottes de papier, voici la borne où je venais m’asseoir, les pieds dans la boue et le front dans les étoiles ; voici le mur où je griffonnais mes premiers vers, il y a quatre-vingt quinze ans !… Seulement, je suis mort depuis, et personne ne reconnaîtrait mon visage qui n’est plus celui d’autrefois. Je suis mort, il y a trente ans, et mon âme, après avoir erré dans l’infini, est redescendue sur la terre et s’est réincarnée. Comment et pourquoi cela s’est-il fait ? je ne saurais le dire. Une intelligence supérieure à la nôtre gouverne notre destinée ; à son gré, nous allons et nous venons jusqu’à ce qu’il lui plaise de trancher le fil léger qui nous rattache à la vie.