Page:Verhaeren - James Ensor, 1908.djvu/168

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soudain — dure, heurtée, diabolique… Les sons couraient, agiles, ailés, s’égouttaient en jet d’eau ou s’écroulaient en poudre… Ils se relevaient, s’envolaient en soupirs vers les nues idéales et retombaient à terre avec des grimaces et des contorsions. C’était pour moi, petite fille, des troupeaux d’anges et de démons tournoyant entre ciel et terre, des chutes et des essors, et les merveilleuses ascensions d’un mélange bizarre de figures dont prédominaient tour à tour les unes, sublimes, ou les autres, grimaçantes et horribles… Et quand, brisant soudain une mélodie, Ensor entonna le Miserere d’un voix vacillante, effrayante dans l’ombre, la voix exacte d’un curé cynique et rapace devant un cercueil entouré de cierges — tandis qu’on riait dans la chambre éclairée — mon cœur se glaça d’horreur et je me crus vieille à treize ans » .

Il suffit d’avoir approché Ensor à certains jours, d’avoir écouté, attentivement, ce qu’il ne disait pas pour se convaincre qu’il est à la fois timide et téméraire, très simple et très complexe, que le soupçon habite en lui, qu’il se croit volontiers honni, trahi, persécuté même, qu’il est plein d’ironie et de goguenardise. Son silence et son rire sont, presque au même titre, inquiétants. Il a la haine de la bêtise ; il la sait dure et coriace : il faut de temps en temps qu’il la morde. Pourtant la méchanceté lui est étrangère.

Au fond, très au fond de lui, séjourne certes la bonté ; mais cette source profonde il ne la montre qu’à de très chers regards. Sa petite nièce l’a vu certes se répandre. Pour les autres gens, il demeure un être fermé et énigmatique. On ne le saisit jamais entièrement.