Page:Verlaine - Album de vers et de prose, 1888.djvu/10

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ler mais encore et pour toujours douée de ce cornélien amour-propre de l’amour maternel qui ne veut pas d’autre enseigne d’infirmité ni de pauvreté pour son fils que le trop véridique écriteau et le témoignage cruel des yeux sans regards, — quoi, ce petit a vu la lumière il n’y a pas encore longtemps, comme tant d’autres et tant de millions et de milliards d’autres il a vu le soleil, les étoiles, les nuages, les arbres, des joujous, des passants, des régiments, sa mère !

Et le Veuf s’arrête, infiniment ému. Il fouille dans sa maigre poche, opération lente à cause de l’ulster et du veston à retrousser, et de gants fourrés du Louvre à défaire, et c’est d’une main presque tremblante, en poire (telle celle d’une vraie dévote dans l’aumônière de Monsieur le Curé) qu’il dépose en quelque sorte au fond de la timbale d’étain, comme par crainte d’offenser la fierté des yeux morts pourtant du seul vrai pauvre d’entre cette foule de pauvres, une petite pièce, — d’or ou d’argent, sa main gauche ne le sait pas…

Ceci si doucement fait, si discret, et avec une fuite si glissante et comme pudique, que le petit aveugle s’écrie d’une voix cassée, mais combien pénétrante :

— Merci, madame !



NUIT BLANCHE


Deux ombres fort élégantes se sont rencontrées dans le clair-de-lune d’une nuit de janvier dernier.

Très élégantes, ces ombres, il faut y insister, mais un peu titubantes. Hautes d’ailleurs et même hautaines. Mais un peu titubantes, là !

L’ivresse ? Certes ! l’orgueil, oui-dà ! Tort d’une part, ô évidemment. Mais si, mais tant, mais tellement raison de l’autre part.

Et d’un parisien, ces ombres ! (Car nous avons décidément affaire à des fantômes. Être un fantôme, pas facile, mais très bien porté dans cette flemme actuelle).

L’un des spectres est maigre. L’autre aussi. L’un imberbe, chauve, sans sourcils ni cils et la tête nue avec un capuchon tombant derrière de côté, le capuchon de son camail à tout petits boutons déboutonnés. Costume collant sous des plis, roussâtre. Souliers trop longs peut-être éculés.

L’autre, chevelure grise et toute jeune et abondante sous un haut-de-forme à la soie vaguement en coup-de-vent, barbe