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Page:Verne - Cinq Semaines en ballon.djvu/124

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glantes et les empilaient à chaque extrémité du champ de bataille ; souvent elles se battaient pour conquérir ce hideux trophée.

« L’affreuse scène ! s’écria Kennedy avec un profond dégoût.

— Ce sont de vilains bonshommes ! dit Joe. Après cela, s’ils avaient un uniforme, ils seraient comme tous les guerriers du monde.

— J’ai une furieuse envie d’intervenir dans le combat, reprit le chasseur en brandissant sa carabine.

— Non pas ! répondit vivement le docteur ; non pas ! mêlons-nous de ce qui nous regarde ! Sais-tu qui a tort ou raison, pour jouer le rôle de la Providence ? Fuyons au plus tôt ce spectacle repoussant ! Si les grands capitaines pouvaient dominer ainsi le théâtre de leurs exploits, ils finiraient peut-être par perdre le goût du sang et des conquêtes ! »

Le chef de l’un de ces partis sauvages se distinguait par une taille athlétique, jointe à une force d’hercule. D’une main il plongeait sa lance dans les rangées compactes de ses ennemis, et de l’autre y faisait de grandes trouées à coups de hache. À un moment, il rejeta loin de lui sa sagaie rouge de sang, se précipita sur un blessé dont il trancha le bras d’un seul coup, prit ce bras d’une main, et, le portant à sa bouche, il y mordit à pleines dents.

« Ah ! dit Kennedy, l’horrible bête ! je n’y tiens plus ! »

Et le guerrier, frappé d’une balle au front, tomba en arrière.

À sa chute, une profonde stupeur s’empara de ses guerriers ; cette mort surnaturelle les épouvanta en ranimant l’ardeur de leurs adversaires, et en une seconde le champ de bataille fut abandonné de la moitié des combattants.

« Allons chercher plus haut un courant qui nous emporte, dit le docteur. Je suis écœuré de ce spectacle. »

Mais il ne partit pas si vite qu’il ne pût voir la tribu victorieuse, se précipitant sur les morts et les blessés, se disputer cette chair encore chaude, et s’en repaître avidement.

« Pouah ! fit Joe, cela est repoussant ! »

Le Victoria s’élevait en se dilatant ; les hurlements de cette horde en délire le poursuivirent pendant quelques instants ; mais enfin, ramené vers le sud, il s’éloigna de cette scène de carnage et de cannibalisme.

Le terrain offrait alors des accidents variés, avec de nombreux cours d’eau qui s’écoulaient vers l’est ; ils se jetaient sans doute dans ces affluents du lac Nû ou du fleuve des Gazelles, sur lequel M. Guillaume Lejean a donné de si curieux détails.

La nuit venue, le Victoria jeta l’ancre par 27° de longitude, et 4° 20′ de latitude septentrionale, après une traversée de 150 milles.