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feu.

saient un assourdissant tapage. Mais ce jour-là, ce premier décembre, ces cris étaient rares. Les débitants se fussent vainement enroués à provoquer les chalands. Personne ne songeait ni à manger ni à boire, et, à quatre heures du soir, combien de spectateurs circulaient dans la foule qui n’avaient pas encore pris leur lunch accoutumé ! Symptôme plus significatif encore, la passion violente de l’Américain pour les jeux était vaincue par l’émotion. À voir les quilles du tempins couchées sur le flanc, les dés du creps dormant dans leurs cornets, la roulette immobile, le cribbage abandonné, les cartes du whist, du vingt-et-un, du rouge et noir, du monte et du faro, tranquillement enfermées dans leurs enveloppes intactes, on comprenait que l’événement du jour absorbait tout autre besoin et ne laissait place à aucune distraction.

Jusqu’au soir, une agitation sourde, sans clameur, comme celle qui précède les grandes catastrophes, courut parmi cette foule anxieuse. Un indescriptible malaise régnait dans les esprits, une torpeur pénible, un sentiment indéfinissable qui serrait le cœur. Chacun aurait voulu « que ce fût fini ».

Cependant, vers sept heures, ce lourd silence se dissipa brusquement. La Lune se levait sur l’horizon. Plusieurs millions de hurrahs saluèrent son apparition. Elle était exacte au rendez-vous. Les clameurs montèrent jusqu’au ciel ; les applaudissements éclatèrent de toutes parts, tandis que la blonde Phoebé brillait paisiblement dans un ciel admirable et caressait cette foule enivrée de ses rayons les plus affectueux.

En ce moment parurent les trois intrépides voyageurs. À leur aspect les cris redoublèrent d’intensité. Unanimement, instantanément, le chant national des États-Unis s’échappa de toutes les poitrines haletantes, et le Yankee doodle, repris en chœur par cinq millions d’exécutants, s’éleva comme une tempête sonore jusqu’aux dernières limites de l’atmosphère.

Puis, après cet irrésistible élan, l’hymne se tut, les dernières harmonies s’éteignirent peu à peu, les bruits se dissipèrent, et une rumeur silencieuse flotta au-dessus de cette foule si profondément impressionnée. Cependant, le Français et les deux Américains avaient franchi l’enceinte réservée autour de laquelle se pressait l’immense foule. Ils étaient accompagnés des membres du Gun-Club et des députations envoyées par les observatoires européens. Barbicane, froid et calme, donnait tranquillement ses derniers ordres. Nicholl, les lèvres serrées, les mains croisées derrière le dos, marchait d’un pas ferme et mesuré. Michel Ardan, toujours dégagé, vêtu en parfait voyageur, les guêtres de cuir aux pieds, la gibecière au côté, flottant dans ses vastes vêtements de velours marron, le cigare à la bouche, distribuait sur son passage de chaleureuses poignées de main avec une