Page:Verne - L'Île à hélice, Hetzel, 1895.djvu/129

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
112
l’île à hélice.

Ce brave homme occupe, dans la section tribordaise, une modeste maison de la Vingt-cinquième Avenue, à trois mille dollars de loyer. Il est servi par une vieille négresse à cent dollars mensuels. Enchanté est-il d’entrer en relation avec des Français… des Français qui font honneur à la France.

C’est un vieillard de soixante-dix ans, maigriot, efflanqué, de petite taille, le regard encore vif, toutes ses dents bien à lui ainsi que son abondante chevelure frisottante, blanche comme sa barbe. Il marche posément, avec une certaine cadence rythmique, le buste en avant, les reins cambrés, les bras arrondis, les pieds un peu en dehors et irréprochablement chaussés. Nos artistes ont grand plaisir à le faire causer, et volontiers il s’y prête, car sa grâce n’a d’égale que sa loquacité.

« Que je suis heureux, mes chers compatriotes, que je suis heureux, répète-t-il vingt fois à la première visite, que je suis heureux de vous voir ! Quelle excellente idée vous avez eue de venir vous fixer dans cette ville ! Vous ne le regretterez pas, car je ne saurais comprendre, maintenant que j’y suis habitué, qu’il soit possible de vivre d’une autre façon !

— Et depuis combien de temps êtes-vous ici, monsieur Dorémus ? demande Yvernès.

— Depuis dix-huit mois, répond le professeur, en ramenant ses pieds à la seconde position. Je suis de la fondation de Standard-Island. Grâce aux excellentes références dont je disposais à la Nouvelle-Orléans où j’étais établi, j’ai pu faire accepter mes services à M. Cyrus Bikerstaff, notre adoré gouverneur. À partir de ce jour béni, les appointements qui me furent attribués pour diriger un conservatoire de danse, de grâces et de maintien, m’ont permis d’y vivre…

— En millionnaire ! s’écrie Pinchinat.

— Oh ! les millionnaires ici…

— Je sais… je sais… mon cher compatriote. Mais, d’après ce que nous a laissé entendre le surintendant, les cours de votre conservatoire ne seraient pas très suivis…