Page:Verne - L'Île à hélice, Hetzel, 1895.djvu/157

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
138
l’île à hélice.

doit promener son opulente population. Elle mérite justement le nom d’île heureuse, car tout ce qui peut assurer le bonheur matériel, et, d’une certaine façon, le bonheur moral, y est réglementé. Pourquoi faut-il que cet état de choses risque d’être troublé par des rivalités, des jalousies, des désaccords, par ces questions d’influence ou de préséance qui divisent Milliard-City en deux camps comme elle l’est en deux sections, — le camp Tankerdon et le camp Coverley ? Dans tous les cas, pour des artistes, très désintéressés en cette matière, la lutte promet d’être intéressante.

Jem Tankerdon est Yankee des pieds à la tête, personnel et encombrant, large figure, avec la demi-barbe rougeâtre, les cheveux ras, les yeux vifs malgré la soixantaine, l’iris presque jaune comme celui des yeux de chien, la prunelle ardente. Sa taille est haute, son torse est puissant, ses membres sont vigoureux. Il y a en lui du trappeur des Prairies, bien que, en fait de trappes, il n’en ait jamais tendu d’autres que celles par lesquelles il précipitait des millions de porcs dans ses dégorgeoirs de Chicago. C’est un homme violent, que sa situation aurait dû rendre plus policé, mais auquel l’éducation première a manqué. Il aime à faire montre de sa fortune, et, il a, comme on dit, « les poches sonores ». Et, paraît-il, il ne les trouve pas assez pleines, puisque lui et quelques autres de son bord ont idée de reprendre les affaires…

Mrs Tankerdon est une Américaine quelconque, assez bonne femme, très soumise à son mari, excellente mère, douce à ses enfants, prédestinée à élever une nombreuse progéniture, et n’ayant point failli à remplir ses fonctions. Quand on doit partager deux milliards entre des héritiers directs, pourquoi n’en aurait-on pas une douzaine, et elle les a tous bien constitués.

De toute cette smala, l’attention du quatuor ne devait être attirée que sur le fils aîné, destiné à jouer un certain rôle dans cette histoire. Walter Tankerdon, fort élégant de sa personne, d’une intelligence moyenne, de manières et de figure sympathiques, tient plus de Mrs Tankerdon que du chef de la famille. Suffisamment instruit,