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l’île à hélice

C’est alors que, connaissant cet extrême engouement, quatre instrumentistes de grande valeur eurent l’idée d’aller demander le succès et la fortune aux États-Unis d’Amérique. Quatre bons camarades, anciens élèves du Conservatoire, très connus à Paris, très appréciés aux auditions de ce qu’on appelle « la musique de chambre », jusqu’alors peu répandue dans le Nord-Amérique. Avec quelle rare perfection, quel merveilleux ensemble, quel sentiment profond, ils interprétaient les œuvres de Mozart, de Beethoven, de Mendelsohn, d’Haydn, de Chopin, écrites pour quatre instruments à cordes, un premier et un second violon, un alto, un violoncelle ! Rien de bruyant, n’est-il pas vrai, rien qui dénotât le métier, mais quelle exécution irréprochable, quelle incomparable virtuosité ! Le succès de ce quatuor est d’autant plus explicable qu’à cette époque on commençait à se fatiguer des formidables orchestres harmoniques et symphoniques. Que la musique ne soit qu’un ébranlement artistement combiné des ondes sonores, soit. Encore ne faut-il pas déchaîner ces ondes en tempêtes assourdissantes.

Bref, nos quatre instrumentistes résolurent d’initier les Américains aux douces et ineffables jouissances de la musique de chambre. Ils partirent de conserve pour le nouveau monde, et, pendant ces deux dernières années, les dilettanti yankees ne leur ménagèrent ni les hurrahs ni les dollars. Leurs matinées ou soirées musicales furent extrêmement suivies. Le Quatuor Concertant — ainsi les désignait-on, — pouvait à peine suffire aux invitations des riches particuliers. Sans lui, pas de fête, pas de réunion, pas de raout, pas de five o’clock, pas de garden-partys même qui eussent mérité d’être signalés à l’attention publique. À cet engouement, ledit quatuor avait empoché de fortes sommes, lesquelles, si elles se fussent accumulées dans les coffres de la Banque de New-York, auraient constitué déjà un joli capital. Mais pourquoi ne point l’avouer ? Ils dépensent largement, nos Parisiens américanisés ! Ils ne songent guère à thésauriser, ces princes de l’archet, ces rois des quatre cordes ! Ils ont pris goût à cette existence d’aventures, assurés de rencontrer partout et