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LE CIEL SE COUVRE.

transformés en pittoresques maîtres d’hôtel. Transportant au milieu des groupes capricieusement disséminés une vaste marmite en terre, ils emplissaient les calebasses d’une sorte de ragoût bizarre, assez fortement pimenté pour faire passer le vin épais du pays. D’autres rustiques serviteurs disposaient à côté des convives des quignons de pain propres à exciter l’effroi des estomacs les plus robustes par leurs proportions colossales.

« Pays du pain, ici, expliqua Robert en réponse à une exclamation d’Alice. Aucun de ces paysans qui en consomme moins de deux livres par jour. Un de leurs proverbes affirme que « tout avec le pain fait l’homme sain ».

Il était douteux que les estomacs européens se montrassent d’équivalente capacité. Pas un des voyageurs qui n’esquissât une grimace en enfonçant la dent dans cette pâte grossière faite avec la farine du maïs.

Les Lindsay et leurs compagnons prenaient gaiement leur parti de cet insolite repas. La table, toute blanche grâce aux serviettes juxtaposées, donnait à l’aventure un air de fête champêtre. On s’amusait juvénilement. Robert oubliait qu’il était l’interprète du Seamew. Pour une heure, il redevenait un homme comme les autres, et se montrait tel qu’il était, c’est-à-dire charmant et plein d’entrain. Malheureusement, tandis qu’il rejetait inconsciemment le fardeau de sa position, celle-ci ne le lâchait pas. Un insignifiant détail allait le rappeler à la réalité des choses.

Au ragoût avait succédé une salade. Ce n’était certes pas le moment de se montrer difficile. Cependant, malgré le vinaigre dont elle était largement assaisonnée, cette exécrable salade fit pousser des cris à tous les convives. Robert, appelé par Thompson, dut interroger le paysan.

« C’est du lupin, Excellence, répondit celui-ci.

— Eh bien ! reprit Robert, il est coriace, votre lupin.

— Coriace ? répéta le paysan.

— Oui. Coriace, dur.