Page:Verne - L'Agence Thompson and C°, Hetzel, 1907.djvu/434

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
408
L’AGENCE THOMPSON AND Co.

berçant les silences d’Alice et de Robert, et scandant à la fois les causeries joyeuses de Roger et de Dolly.

Sur ceux-ci, en tous cas, là mélancolie n’avait évidemment pas de prise. L’accident, puis la disparition du Seamew, la quarantaine actuelle, rien n’avait pu entamer leur gaieté.

« Que voulez-vous, affirmait parfois Roger, ça m’amuse, moi, d’être Caboverdien — quel fichu nom ! Miss Dolly et moi, nous nous faisons très bien à l’idée de devenir nègres.

— Mais la fièvre ? disait Alice.

— Quelle blague ! répondait Roger.

— Mais votre congé qui va expirer ? disait Robert.

— Force majeure, répondait l’officier.

— Mais votre famille qui vous attend en France !

— Ma famille ? Elle est ici, ma famille ! »

Au fond du cœur, certes, Roger était moins rassuré qu’il ne voulait le paraître. Comment n’aurait-il pas songé avec angoisse au risque couru chaque jour par ses compagnons et par lui-même, dans ce pays infesté, dans cette ville à la population décimée ? Mais il était de ces natures heureuses qui évitent par-dessus tout de gâter le présent par la peur de l’avenir. Or, le présent ne manquait pas de quelques charmes à ses yeux. Vivre à São-Thiago lui aurait sincèrement plu, pourvu qu’il vécût comme maintenant dans l’intimité de Dolly. Entre eux, pas un mot précis n’avait été prononcé, et ils étaient sûrs l’un de l’autre. Sans se l’être jamais dit, ils se savaient fiancés.

Rien de moins mystérieux que leur conduite. On lisait dans leurs âmes comme dans un livre, et nul ne pouvait ignorer des sentiments si évidents qu’ils avaient jugé superflu de se les exprimer.

Mrs. Lindsay, spectatrice plus intéressée que les autres, ne semblait pas se préoccuper de cette situation. Elle permettait à sa sœur d’user de cette liberté américaine dont elle-même avait bénéficié, jeune fille. Elle avait foi dans la nature sincère et virginale de Dolly, et Roger était de ces hommes de qui la confiance émane aussi naturellement qu’ils respirent. Alice laissait donc