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Page:Verne - L'Agence Thompson and C°, Hetzel, 1907.djvu/440

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L’AGENCE THOMPSON AND Co.

prodigieux, s’il n’est volontaire. Au surplus, Mrs. Lindsay ne m’a pas chargé de vous dévoiler sa manière de voir. Mais admettez pour un instant que les sentiments que je lui supposais tout à l’heure soient en effet les siens. Faudrait-il donc, pour que vous le croyiez, qu’elle vint elle-même vous le dire ?

— Cela ne suffirait peut-être pas, répondit tranquillement Robert.

— Bah ! fit Roger. Même après ça, vous auriez encore le front de douter ?

— Extérieurement, cela me serait impossible, dit Robert avec mélancolie, mais au fond du cœur il me resterait une angoisse bien cruelle. Mrs. Lindsay est mon obligée, et, pour des âmes comme la sienne, ces dettes-là sont plus sacrées que les autres. Je songerais que l’amour peut n’être que le déguisement délicat d’une trop lourde reconnaissance.

— Incorrigible obstiné ! s’écria Roger, en considérant son ami avec des yeux remplis d’étonnement. J’avoue que je ne saurais pas ergoter ainsi contre mon plaisir. Pour rendre plus légère votre langue de plomb, il faudra la fin du voyage. Peut-être qu’alors le chagrin de perdre Mrs. Alice pour tout de bon sera plus fort que votre orgueil.

— Je ne crois pas, dit Robert.

— Nous verrons ça, conclut Roger en se levant. Pour le moment, je déclare que cette situation ne peut durer. Je vais de ce pas trouver le capitaine Pip, et je prétends mijoter avec lui quelque moyen de filer à l’anglaise. Que diable ! il y a des bateaux dans la rade, et quant aux forts portugais, c’est une plaisanterie devenue banale ! »

Les deux Français s’éloignèrent du côté de la ville, suivis des yeux par Alice. Sur son visage toute trace de chagrin s’était dissipée. Elle connaissait la vérité, et cette vérité n’était pas pour lui déplaire. À n’en pouvoir douter désormais, elle se savait aimée, aimée comme toute femme voudrait l’être, pour elle-même, et sans qu’une pensée étrangère altérât la pureté de ce sentiment.