Page:Verne - L’Étonnante Aventure de la mission Barsac, parue dans Le Matin, avril à juillet 1914.djvu/150

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

dont l’aiguille barométrique est déjà revenue au beau fixe, mais ma position sera meilleure. Si je suis découvert, et s’il faut enfin combattre, j’aurai du moins quelque chose de plus que si vous étiez morts.

— Quoi donc ?

— Des otages.

Très fort, ce potentat. Il a tout à fait raison. Mais j’ai eu raison, moi aussi, de l’interviewer, puisqu’il résulte de ses réponses qu’il n’a pas l’intention de nous faire passer de vie à trépas. C’est toujours agréable à apprendre.

Harry Killer a repris place derrière la table, dans son fauteuil. C’est un individu déconcertant. Le voici, maintenant, parfaitement calme et maître de soi.

— Précisons la situation, dit-il d’un ton glacial qui est pour nous une nouveauté. Vous êtes à Blackland, et vous n’en sortirez plus, ni les uns, ni les autres. Quant à votre existence, elle sera ce que vous la ferez vous-mêmes. Je n’ai de compte à rendre à personne. Je peux vous maintenir en prison ou vous supprimer, si cela me plaît, comme je peux vous laisser la liberté dont je jouis moi-même dans les limites de l’empire.

Encore ce mot. C’est à se tordre.

— Cela dépend de vous, continue Harry Killer, en s’adressant plus particulièrement à M. Barsac qu’il considère décidément comme notre chef de file. Vous serez pour moi des otages ou…

Harry Killer fait une pose. M. Barsac le regarde avec un étonnement que je conçois. Que pourrions-nous bien être ?

— Ou des collaborateurs, achève froidement Harry Killer.

Dire que la proposition d’Harry Killer nous étonne serait faible. Nous en sommes positivement « épatés ».

Cependant, il poursuit avec la même froideur :

— Il ne faudrait pas croire que je m’illusionne sur la marche progressive des troupes françaises. Si l’on ignore encore mon existence, on la connaîtra forcément un jour ou l’autre. Ce jour-là, il faudra se battre ou négocier. Ne pensez pas que je redoute la bataille. Je suis en état de me défendre, mais la guerre n’est pas la seule solution possible. La colonisation de la boucle du Niger suffira à occuper la France pendant de longues années. Quel intérêt aurait-elle à courir le risque d’une défaite pour progresser malgré moi dans l’Est, à travers un océan de sable que je suis en train de transformer en plaines fertiles ? Des négociations bien conduites pourraient donc aboutir à une alliance…

Il ne doute de rien, le particulier ! Il sue la vanité par tous les pores. Non mais, voit-on la République française s’alliant à ce tyranneau pustuleux ?

— Avec vous !… s’exclame avec ahurissement M. Barsac traduisant la pensée de tous.

Il n’en faut pas plus pour déchaîner la tempête. Au fait, le calme durait depuis trop longtemps. Ça commençait à devenir monotone.

— Vous ne m’en trouvez peut-être pas digne ? rugit Harry Killer, les yeux étincelants, en martelant de nouveau sa table qui n’en peut mais. Ou bien vous espérez m’échapper ?… C’est que vous ignorez ma puissance.

Il se lève, et achève d’une voix où gronde la menace :

— Vous allez la connaître !

À son appel, les gardes sont entrés. On s’empare de nous, on nous entraîne. Nous montons d’interminables escaliers, puis on nous fait traverser au pas de course une vaste terrasse, à laquelle succèdent d’autres escaliers. Nous débouchons enfin sur la plate-forme d’une tour, où Harry Killer ne tarde pas à nous rejoindre.

Cet homme est variable comme l’onde.