Page:Verne - L’Étonnante Aventure de la mission Barsac, parue dans Le Matin, avril à juillet 1914.djvu/196

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espoir. Peut-être suffirait-il de beaucoup moins.

— Je ne le pense pas, capitaine. Vous n’ignorez pas plus que moi les bruits qui courent le long du Niger. Les Noirs prétendent qu’il s’est fondé quelque part, sans que personne puisse dire exactement où, un empire indigène dont la réputation ne serait pas des meilleures. Ce nom de Blackland étant tout à fait inconnu, il n’y aurait rien d’impossible à ce qu’il fût celui de la capitale ou d’une des villes de l’empire en question, et la latitude donnée rend encore l’hypothèse plus plausible, puisqu’elle correspond à la seule région où une puissance aurait pu se fonder sans être aussitôt connue de tout le monde. Enfin, n’êtes-vous pas frappé par la consonance anglaise de ce mot : Blackland ?… Le Sokoto, colonie anglaise, n’est pas si éloigné de son emplacement supposé… Il peut y avoir là une autre difficulté, non des moins épineuses… Bref ! dans ces conditions, je pense qu’il serait imprudent de s’aventurer dans une région totalement inexplorée, sans disposer de forces suffisantes pour faire face à toutes les éventualités.

— Alors, mon colonel, vous refusez ? insista Marcenay.

— Avec regret, mais je refuse, répondit le colonel Allègre.

Le capitaine Marcenay insista encore. Il raconta à son chef, comme il l’avait raconté à son camarade, quels liens l’unissaient à Mlle Mornas. Ce fut en vain. Il fit aussi vainement valoir qu’il avait amené avec lui cent hommes dont on pouvait se priver, puisqu’on ne comptait pas sur eux. Le colonel Allègre ne se laissa pas ébranler.

— Je suis désolé, profondément désolé, capitaine, mais j’ai le devoir de vous répondre négativement. Que vos hommes ne me soient pas nécessaires, c’est possible, mais ce sont des hommes, et je n’ai pas le droit de risquer leur existence à la légère. Au surplus, rien ne presse. Attendons une nouvelle communication de Mlle Mornas. Puisqu’elle a télégraphié une première fois, il est probable qu’elle télégraphiera encore.

— Et si elle ne le peut pas, s’écria Marcenay avec désespoir, comme tendrait à le faire croire la brusque interruption de sa dépêche ?

Le colonel fit comprendre du geste que cette éventualité serait infiniment regrettable, mais qu’elle ne saurait modifier sa décision.

— Alors, j’irai seul, déclara fermement Marcenay.

— Seul ?… répéta le colonel.

— Oui, mon colonel. Je vous demanderai un congé que vous ne me refuserez pas…

— Que je vous refuserai, au contraire, répliqua le colonel. Croyez-vous que je vous donnerai les moyens d’aller vous jeter dans une aventure d’où vous ne reviendriez pas ?

— Dans ce cas, mon colonel, je vous prierai d’avoir la bonté d’accepter ma démission.

— Votre démission !…

— Oui, mon colonel, dit Marcenay avec calme.

Le colonel Allègre ne répondit pas tout de suite. Il regarda son subordonné, et comprit que celui-ci n’était pas dans son état normal.

— Vous savez bien, capitaine, lui dit-il paternellement, que votre démission devrait suivre la voie hiérarchique, et je n’ai pas qualité pour l’accepter. En tout cas, c’est une chose qui demande réflexion. Laissez passer la nuit là-dessus, et revenez me trouver demain. Nous en causerons.