Page:Verne - L’Étonnante Aventure de la mission Barsac, parue dans Le Matin, avril à juillet 1914.djvu/211

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cruel que ce fût, là sans doute était son devoir.

Cette idée acquit progressivement tant de force, qu’elle ne put s’empêcher de s’en ouvrir à ses amis. Elle s’accusa de lâcheté, et parla de se livrer à Harry Killer, à la condition que le salut de tous fût assuré. En l’écoutant, le pauvre Saint-Bérain pleurait à fendre l’âme.

— Vous voulez donc nous déshonorer, Mademoiselle ! s’écria Amédée Florence indigné, et nous déshonorer inutilement, par-dessus le marché ! Harry Killer est trop certain de vous avoir un jour ou l’autre à ses ordres pour payer cette satisfaction du moindre prix. Du reste vous pouvez être sûre qu’il ne tiendrait pas ses promesses, s’il en faisait.

Barsac, le docteur Châtonnay, et jusqu’à M. Poncin firent chorus, et Jane dut renoncer à son projet aussi généreux qu’insensé.

Maintenant que le tunnel était terminé, ce projet, d’ailleurs, n’avait plus de raison d’être. Dans quelques heures, Tongané allait s’échapper, et, dès le lendemain sans doute, il donnerait le signal de la révolte et de la délivrance des assiégés.

Dans l’après-midi du 30 avril, le petit cône fut mis en place par l’ouverture ménagée à cet effet dans la paroi du premier, et, au coucher du soleil, on commença le forage du puits vertical. Aucun incident ne retarda cette dernière partie du travail. Avant minuit, le tube débouchait à l’air libre, et le fidèle Tongané disparaissait dans l’obscurité.

Le tube vertical fut alors retiré, et le sable, en s’éboulant de lui-même, combla aussitôt le trou qu’il laissait derrière lui. À la surface du sol, il subsistait sans doute une dépression en entonnoir plus ou moins accusée, mais, en l’absence de toute autre indication, il était impossible que les assiégeants établissent aucune relation entre cet affaissement et l’Usine, qui en était distante de plus de quatre-vingts mètres.

Si le plan de la ville de Blackland a été décrit avec assez de clarté, on sait que la partie le plus en aval de l’Usine proprement dite avait en face d’elle un angle de la muraille séparant les quartiers des Blancs de celui des esclaves.

C’est de cet angle que Tongané devait donner, dès qu’il en trouverait l’occasion favorable, le signal d’envoyer les armes. C’est donc vers lui que, dès le soir du 1er mai, se tendirent les regards des assiégés réunis sur un échafaudage, élevé par ordre de Camaret au-dessus des maisons ouvrières les plus proches de la Red River.

Ainsi qu’on le supposait, d’ailleurs, cette première attente fut vaine. En admettant que Tongané eût réussi dans son entreprise, il arrivait à peine, en effet, dans le quartier des Noirs. Il lui fallait le temps de s’expliquer et de fomenter la révolte.

Le lendemain, non plus, on n’aperçut aucun signal, et l’on commença à être inquiet. On se rassura, cependant, en se disant que cette nuit de pleine lune était vraiment trop claire, quel que fût le moyen imaginé par Camaret, pour permettre l’envoi des armes qu’on avait amoncelées au sommet de l’échafaudage.

Par exemple, l’inquiétude des assiégés devint sérieuse le 3 mai. Ce soir-là, grâce à d’épais nuages, la nuit était sombre malgré la lune.

L’inaction de Tongané était d’autant plus grave, qu’au cours de cette journée du 3 mai, on avait dévoré les dernières miettes que contînt l’Usine. Avant deux jours, trois au plus, il fallait triompher, se rendre, ou se résigner à mourir de faim.

La journée du 4 mai parut interminable aux assiégés qui attendaient l’obscurité avec une impatience fiévreuse. Mais, ce soir-là encore, aucun signal n’apparut au-dessus de la muraille du quartier noir.