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dont le pouce, l’indicateur et le médius redressés mimaient d’une manière claire le nombre 3. Leur attention eût-elle été éveillée, les employés n’auraient pu voir ce geste que leur cachait la porte entrouverte, et l’eussent-ils vu, qu’ils n’auraient évidemment songé à établir aucune corrélation entre le nombre des personnes alors accoudées sur le comptoir et celui des doigts qui étaient ainsi montrés comme un signal.

Son signal donné, si c’en était un, l’homme acheva d’ouvrir la porte, la referma après s’être introduit dans le bureau, et alla prendre rang derrière l’un des clients précédents, indiquant ainsi son intention d’attendre, pour faire connaître ses désirs, que ce client eût terminé et se fût retiré.

Un des deux employés libres se leva, et, se dirigeant vers lui, demanda :

— Vous désirez, monsieur ?…

— Merci, monsieur, j’attendrai, répondit le nouveau venu, en accompagnant sa réponse d’un mouvement de la main, destiné à faire entendre qu’il voulait précisément avoir affaire à l’employé à proximité duquel il s’était arrêté.

Celui qui avait obligeamment interpellé se rassit sans insister et reprit son travail, la conscience apaisée par cette tentative de zèle, et satisfait en somme qu’elle eût ce résultat négatif. L’homme attendit donc, sans que personne fît plus attention à lui.

La singularité de son aspect eût justifié cependant plus sérieux examen. C’était un gaillard de haute taille, qui à en juger par sa carrure, devait être d’une force peu commune. Une magnifique barbe blonde encadrait son visage au teint bronzé. Quant à son rang social, on ne pouvait le présumer d’après sa mise, un long cache-poussière en soie grège le recouvrant jusqu’aux pieds.

Le client derrière lequel il était placé ayant terminé ce qu’il avait à faire, l’homme au cache-poussière lui succéda et entretint, à son tour, le représentant de la Central Bank des opérations qu’il désirait entreprendre. Pendant ce temps, la personne qu’il avait remplacée ouvrait la porte extérieure et sortait de l’agence.

Cette porte se rouvrit immédiatement et livra passage à un deuxième personnage aussi singulier que le premier dont il semblait être, en quelque sorte, la copie. Même stature, même carrure, même barbe blonde entourant un visage sensiblement cuivré, même long cache-poussière de soie grège dissimulant les vêtements de son propriétaire.

Pour ce dernier personnage, il en fut comme pour son sosie. Comme celui-ci, il attendit patiemment derrière l’une des deux personnes encore accoudées au comptoir, puis son tour venu, il engagea conversation avec l’employé devenu libre, tandis que le client gagnait la rue.

De même que précédemment, la porte se rouvrit aussitôt. Un troisième individu fit son entrée et alla prendra rang à la suite du seul des trois clients primitifs qui restât. De taille médiocre, tout en largeur et trapu, son visage coloré encore assombri par une barbe noire, ses vêtements recouverts d’un long pardessus gris, celui-ci offrait à la fois des différences et des analogies avec ceux qui, avant lui, s’étaient livrés à semblable manège.

Enfin, lorsque la dernière des trois personnes qui se trouvaient précédemment dans l’agence eût terminé ses affaires et céda la place, ce fut à deux hommes que la porte aussitôt rouverte livra passage en même temps. Ces deux hommes, dont l’un semblait doué d’une vigueur herculéenne, étaient vêtus l’un et l’autre de ces longs paletots sacs communément désignés sous le nom d’ulsters, que la rigueur de la saison ne justifiait pas encore, et, de même que pour les trois premiers, une barbe abondante garnissait leurs visages assez montés de ton.

Ils s’introduisirent d’une manière bizarre : le plus grand entra d’abord, puis à peine entré, s’arrêta dans une position telle qu’il masquait son compagnon, lequel, pendant ce temps, feignant de s’être accroché à la serrure, faisait subir à celle-ci un mystérieux travail. La halte, au surplus, ne dura qu’un instant, et la porte fut bientôt refermée. Mais, à ce moment, si elle avait toujours sa poignée à l’intérieur, ce qui permettait de sortir, la poignée de l’extérieur avait disparu. Du dehors, par conséquent, nul ne pouvait plus entrer dans le bureau. Quant à frapper à la vitre pour se faire ouvrir, personne n’aurait eu garde de le tenter, un avis collé sur la porte, à l’insu des intéressés, annonçant au public que l’agence était irrévocablement fermée pour ce jour-là.

Les employés n’avaient aucun soupçon qu’on les eût ainsi isolés du reste du monde. L’eussent-ils su, d’ailleurs, ils n’auraient fait qu’en rire. Comment se seraient-ils inquiétés, en pleine ville, au moment le plus actif de la journée, alors qu’arrivait jusqu’à eux l’écho de la vie intense de la rue, dont