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sur le plancher du siège, tandis que le buste fléchissait de l’autre côté de la banquette.

Rapidement, l’homme saisit alors par la ceinture ce corps inerte, et l’envoya au milieu des sacs et des paquets déposés dans la voiture.

Cette série d’actes, exécutés avec une précision et une audace merveilleuses, n’avait demandé que quelques instants. Les passants continuaient à circuler paisiblement, sans aucun soupçon des événements anormaux qui se succédaient si près d’eux, en pleine foule.

L’homme se pencha plus encore dans la voiture, de manière à ne pas être aveuglé par les lumières de la rue, et regarda dans la caisse. Sur le plancher, au milieu d’une flaque de sang qui grandissait à vue d’œil, le cocher gisait, un couteau fiché à la base du crâne, dans cet épanouissement de la moelle qui a reçu les divers noms de bulbe, de cervelet, de nœud vital. Il ne bougeait plus. La mort avait été foudroyante.

Le meurtrier, craignant que le sang ne finît par traverser le parquet et par couler sur le sol, enjamba la banquette, s’introduisit tout entier dans la voiture et dépouilla le mort de sa vareuse. Il s’en servit pour tamponner la terrible blessure, puis, ayant retiré le couteau de la plaie et l’ayant soigneusement essuyé, ainsi que ses mains rouges, il referma les portes de tôle, sûr que le sang, s’il continuait à couler, serait absorbé par la laine comme par une éponge.

Cette précaution prise, il descendit de la voiture, traversa le trottoir et frappa d’une manière particulière à la porte de l’agence, qui fut aussitôt ouverte, puis refermée.

— L’homme ?… interrogea-t-il, en entrant.

On lui montra le comptoir.

— Avec les autres. Ficelé.

— Bon !… Ses vêtements !… Vite !

Pendant qu’on se hâtait d’obéir, il retirait le costume du caissier Store et le remplaçait par celui de l’encaisseur.

— Deux hommes resteront ici, commanda-t-il, tout en procédant à cette transformation. Les autres avec moi pour déménager la « bagnole ».

Sans attendre la réponse, il rouvrit la porte, sortit, suivi de ses deux acolytes, remonta sur le siège et s’introduisit dans la caisse de la voiture, dont le pillage commença.

L’un après l’autre, il donnait les paquets à ses complices, qui les transportaient dans l’agence. La porte de celle-ci, demeurée grande ouverte, découpait un carré brillant sur le trottoir. Les passants, venant de l’obscurité relative de la rue pour y retourner aussitôt, traversaient sans y prendre garde cette zone plus lumineuse. Rien ne les eût empêchés d’entrer. Mais cette idée ne venait à personne, et la foule s’écoulait indifférente à une manutention qui ne la regardait pas et que rien ne l’autorisait à suspecter.

En cinq minutes, la voiture fut vide. Porte close, on procéda au tri. Les valeurs, actions ou obligations, furent mises d’un côté ; les espèces de l’autre. Les premières, impitoyablement rejetées, allèrent joncher le parquet. Des billets de banque, on fit cinq parts, et chacun en prit une, dont il se matelassa la poitrine.

— Et les sacs ?… demanda l’un des bandits.

— Bourrez vos poches, répondit le chef. Ce qui restera, dans la voiture. Je m’en charge.

On lui obéissait déjà.

— Minute !… s’écria-t-il. Convenons de tout auparavant. Quand je serai parti, vous rentrerez ici et vous finirez de baisser la devanture. Ensuite, expliqua-t-il, en montrant le couloir ouvrant dans le fond de la pièce, vous sortirez par là. Le dernier fermera à double tour et jettera la clé à l’égout. Au bout, c’est le vestibule et vous connaissez les aîtres.

Du doigt, il montra le cabinet du directeur.

— N’oubliez pas le bonhomme. Vous savez ce qui est convenu ?…

— Oui, oui, lui répondit-on. Sois tranquille.

Au moment de partir, il s’arrêta encore.

— Diable !… fit-il. Je ne pensais plus au principal… Il doit bien y avoir ici une liste des autres Agences.

On lui montra, collé à l’intérieur de la vitrine, une affiche jaune qui donnait ce renseignement. Il la parcourut des yeux.

— Quant aux manteaux, dit-il, lorsqu’il eut découvert l’adresse de l’agence S, jetez-les dans un coin. Qu’on les trouve. L’essentiel est qu’on ne les voie pas sur notre dos. Rendez-vous où vous savez… En route !

Le surplus des sacs d’or et d’argent fut transporté dans la voiture.

— C’est tout ?… interrogea l’un des porteurs.

Son chef réfléchit, puis, frappé d’une idée soudaine :

— Fichtre non ! Et mes frusques !…