Page:Verne - L’Étonnante Aventure de la mission Barsac, parue dans Le Matin, avril à juillet 1914.djvu/99

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Mais le docteur paraît soucieux. Il entre une seconde fois dans la case, examine les deux cadavres, et, quand il sort, il est plus soucieux encore. Il s’approche du blessé, qu’il interroge par l’intermédiaire de Tongané.

Du récit de ce pauvre nègre, il résulte que, six jours plus tôt, le 11, par conséquent, soit trois jours avant notre changement d’escorte, le petit hameau a été attaqué par une troupe de Noirs commandé par deux Blancs. Les habitants se sont alors sauvés dans la brousse, à l’exception de l’homme et de la femme dont nous avons trouvé les cadavres, lesquels n’ont pas eu le temps de se mettre à l’abri. Le blessé était avec les autres.

Malheureusement, pendant qu’il fuyait, une balle l’a frappé à l’épaule. Il a eu, néanmoins, la force de se cacher dans la brousse, et a ainsi échappé à ses agresseurs. Lorsque ceux-ci se furent éloignés, ses compagnons l’ont rapporté au village, mais tout le monde a de nouveau pris la fuite, quand on a vu arriver une autre troupe, et précisément du côté par lequel la première s’était éloignée.

Tel est ce récit qui ne laisse pas de nous inquiéter. Il ne peut nous être agréable, en effet, d’apprendre qu’une bande de malfaiteurs court le pays. C’est même une vraie chance que nous n’ayons pas eu affaire à elle, puisque, d’après le blessé, elle allait à notre rencontre.

Cependant, le pauvre diable exprime d’une manière touchante sa reconnaissance au docteur Châtonnay, quand il se tait tout à coup, tandis que ses yeux expriment une profonde terreur et se fixent sur quelque chose ou quelqu’un qui est derrière nous. Nous nous retournons, et nous trouvons face à face avec un des deux sous-officiers de notre escorte. C’est la vue de cet homme qui a causé au nègre tant d’épouvante.

Le sous-officier, d’ailleurs, n’a pas l’air ému. Il s’émeut, toutefois, quand les yeux glacés du lieutenant Lacour lui lancent un regard terrible où se lisent à dose égale reproche et menace. Je surprends au passage ce regard que je ne m’explique pas. Le sergent se touche alors le front, de manière à nous faire entendre que le blessé délire, et va rejoindre ses hommes.

Nous revenons auprès de notre malade. Mais le charme est rompu. Il nous regarde avec terreur et il est impossible d’en tirer une parole. On le transporte donc dans sa case, et nous repartons, assez rassurés sur son sort, au surplus, car le docteur Châtonnay affirme qu’il guérira.

Je ne sais à quoi pensent mes compagnons. Pour ma part, je creuse, tout en marchant, ce nouveau problème offert à ma sagacité : Pourquoi le vieux nègre a-t-il manifesté pareille frayeur ? Pourquoi, alors qu’il n’avait fait nulle attention au lieutenant Lacour, cette frayeur a-t-elle été provoquée, sans aucun doute possible, par la vue de l’un de nos sergents ?

À ce problème nulle solution, pour changer. Toutes ces énigmes insolubles que le hasard nous pose, cela finit par être agaçant à la fin.

Ce soir, assez tard, nous avons dressé nos tentes auprès d’un autre petit village du nom de Kadou. Nous sommes fort tristes d’y être arrivés, car c’est à Kadou que Mlle Mornas et Saint-Bérain vont nous quitter. Tandis que nous continuerons tout droit vers Ouagadougou et le Niger, ils remonteront au nord, avec Gao et ce même Niger comme objectif.

Il est inutile de dire que nous avons fait tout au monde pour les décider à renoncer à ce projet insensé. Ainsi qu’on pouvait le présumer, nos efforts ont été vains. J’ose prévoir que la future moitié du capitaine Marcenay ne sera pas des plus maniables. Quand Mlle Mornas a quelque chose dans la tête, le diable ne l’en ferait pas démordre.

En désespoir de cause, on a demandé du