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la maison à vapeur.

La nuit était superbe, tout étincelante de constellations, mais sans lune. De hauts arbres, des banians, quelques-uns de ces « bars », qui comptent parmi les géants de la flore indienne, se découpaient en noir sur le fond étoile du ciel. Pas un souffle ne traversait l’atmosphère, pas une feuille ne remuait, pas un bruit ne se faisait entendre, si ce n’est le sourd murmure d’un torrent, qui coulait à quelques centaines de pieds, dans le fond du ravin. Mais ce murmure s’accentua et devint un véritable mugissement, lorsque les chevaux eurent atteint la chute d’eau du Satkhound, qui tombe d’une hauteur de cinquante toises, en se déchirant à la saillie des rocs de quartz et de basalte. Une liquide poussière tourbillonnait dans le défilé et se fût nuancée des sept couleurs de l’arc-en-ciel, si la lune eût éclairé l’horizon dans cette belle nuit de printemps.

Le Nana, Balao Rao et Kâlagani étaient arrivés. Au brusque détour du défilé, qui fait un coude en cet endroit, se creusait la vallée enrichie par ces chefs-d’œuvre de l’architecture bouddhique. Là, sur les murailles de ces temples, ornés à profusion de colonnes, de rosaces, d’arabesques, de vérandahs, peuplés de figures colossales d’animaux aux formes fantastiques, creusés de sombres cellules qu’habitaient autrefois les prêtres, gardiens de ces demeures sacrées, l’artiste peut encore admirer quelques fresques que l’on dirait peintes d’hier, et qui représentent des cérémonies royales, des processions religieuses, des batailles où figurent toutes les armes de l’époque, telles qu’elles furent dans ce splendide pays de l’Inde, aux premiers temps de l’ère chrétienne.

Nana Sahib connaissait tous les secrets de ces mystérieuses hypogées. Plus d’une fois, ses compagnons et lui, trop pressés par les troupes royales, y avaient trouvé refuge aux mauvais jours de l’insurrection. Les galeries souterraines qui les reliaient, les plus étroits tunnels ménagés dans le massif quartzeux, les sinueux conduits croisés sous tous les angles, les mille ramifications de ce labyrinthe, dont l’enchevêtrement eût lassé les plus patients, tout cela lui était familier. Il ne pouvait s’y perdre, même quand une torche n’éclairait pas leurs sombres profondeurs.

Le Nana, au milieu de cette nuit obscure, en homme sûr de ce qu’il fait, alla droit à l’une des excavations les moins importantes du groupe. L’ouverture en était obstruée par un rideau d’arbustes épais et un amas de grosses pierres qu’un éboulement ancien semblait avoir jetées là, entre les broussailles du sol et les plantes lapidaires de la roche.