Page:Verne - Le Château des Carpathes.djvu/108

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Ah ! l’épouvantable vision !… Nous sommes pareils à deux cadavres… deux cadavres que ces lueurs blafardes font grimacer l’un en face de l’autre !… »

Et, à regarder le docteur Patak avec sa figure convulsée, ses yeux fous, il y avait vraiment lieu de se demander s’il ne revenait pas de cet autre monde où il avait déjà envoyé bon nombre de ses semblables !

Il fallut lui laisser reprendre haleine, car il eût été incapable de continuer son récit. Cela coûta à Jonas un second verre de rakiou, qui parut rendre à l’ex-infirmier une partie de la raison que les esprits lui avaient fait perdre.

« Mais enfin, qu’est-il arrivé à ce pauvre Nic Deck ? » demanda maître Koltz.

Et, non sans raison, le biró attachait une extrême importance à la réponse du docteur, puisque c’était le jeune forestier qui avait été personnellement visé par la voix des génies dans la grande salle du Roi Mathias.

« Voici ce qui m’est resté dans la mémoire, répondit le docteur. Le jour était revenu… J’avais supplié Nic Deck de renoncer à ses projets… Mais vous le connaissez… il n’y a rien à obtenir d’un entêté pareil… Il est descendu dans le fossé… et j’ai été forcé de le suivre, car il m’entraînait… D’ailleurs, je n’avais plus conscience de ce que je faisais… Nic s’avance alors jusqu’au-dessous de la poterne… Il saisit une chaîne du pont-levis avec laquelle il se hisse le long de la courtine… À ce moment, le sentiment de la situation me revient… Il est temps encore de l’arrêter, cet imprudent… je dirai plus, ce sacrilège !… Une dernière fois, je lui ordonne de redescendre, de revenir en arrière, de reprendre avec moi le chemin de Werst… « Non ! » me crie-t-il… Je veux fuir… oui… mes amis… je l’avoue… j’ai voulu fuir, et il n’est pas un de vous qui n’aurait eu la même pensée à ma place !… Mais c’est en vain que je cherche à me dégager du sol… Mes pieds y sont cloués… vissés… enracinés… J’essaie de les en arracher… c’est impossible… J’essaie de me débattre… c’est inutile. »