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le chancellor.

sa responsabilité est grande ! Il est le chef, il n’a pas seulement sa vie à sauver, il a les nôtres ! Je sais que c’est ainsi qu’il comprend son devoir. Aussi est-il souvent absorbé dans ses réflexions, et chacun évite de l’en distraire.

Pendant ces longues heures, la plupart des marins dorment à l’avant du radeau. Par ordre du capitaine, l’arrière a été réservé aux passagers, et on a pu établir sur des montants une tente, qui nous procure un peu d’ombre. En somme, nous nous trouvons dans un état de santé satisfaisant. Seul, le lieutenant Walter ne parvient pas à retrouver ses forces. Les soins que nous lui prodiguons n’y font rien, et il s’affaiblit chaque jour davantage.

Je n’ai jamais mieux apprécié André Letourneur que dans les circonstances actuelles. Cet aimable jeune homme est l’âme de notre petit monde. Il a un esprit original, et les aperçus nouveaux, les considérations inattendues abondent dans sa manière d’envisager les choses. Sa conversation nous distrait, nous instruit souvent. Pendant qu’André parle, sa physionomie un peu maladive s’anime. Son père semble boire ses paroles. Quelquefois, lui prenant la main, il la garde pendant des heures entières.

Miss Herbey se mêle quelquefois à nos entretiens, tout en demeurant fort réservée. Chacun de nous s’efforce de lui faire oublier par ses prévenances qu’elle a perdu ceux qui auraient dû être ses protecteurs naturels. Cette jeune fille a trouvé dans M. Letourneur un ami sûr, comme le serait un père, et elle lui parle avec un abandon que l’âge de celui-ci autorise. Sur ses instances, elle lui a dit sa vie, — cette vie de courage et d’abnégation qui est le lot des orphelines pauvres. Elle était depuis deux ans dans la maison de Mrs. Kear, et maintenant la voici sans ressources dans le présent, sans fortune dans l’avenir, mais confiante, parce qu’elle est prête à toutes les épreuves. Miss Herbey, par son caractère, son énergie morale, commande le respect, et pas un mot, pas un geste qui auraient pu échapper à certains hommes grossiers du bord ne l’ont choquée jusqu’ici.

Les 12, 13 et 14 décembre n’ont amené aucun changement dans la situation. Le vent a continué à souffler de l’est par brises inégales. Nul incident de navigation. Pas de manœuvres à exécuter sur le radeau. La barre, ou plutôt la godille, n’a même pas besoin d’être modifiée. L’appareil court vent arrière, et il n’est pas assez volage pour embarder sur un bord ou sur l’autre. Quelques matelots de quart, toujours postés à l’avant, ont l’ordre de surveiller la mer avec la plus scrupuleuse attention.

Sept jours se sont écoulés depuis que nous avons abandonné le Chancellor. Je constate que nous nous accoutumons au rationnement qui nous est imposé,